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(c) Jonathan Carriere
C’est ça, ils en bouffent du réel ! Sans cesse ! En dépassant même l’excès de zèle ! Depuis tout petit qu’ils me disent mes vieux : " fais ceci, tiens-toi comme ça !… Tes deux mains sur la table ! Et ne croise pas tes doigts ! " Oui, d’accord, mais il n’y a rien d’autre dans la vie ? Non ? Ok ! Bon, dans ce cas, je vais réfléchir… ça y est : je veux pas ! Et pour ça, je me ferais écrivain ! Voilà ! C’est ce qui existe de mieux, en cette fin de siècle mal fichu ! Malade le 19ème ! Je commençai à écrire… et puis, non ! Je me rends vite compte que les livres, ça ne fait que bien nourrir un homme ! Je vous ai expliqué tantôt ! Pas moi, j’avais pas envie d’être nourri ! Il fallait que ça éclate ! J’avais envie de me faire bouffer… et m’extirper de cette vie qui ne m’allait pas, me débarrasser de la faim, ne plus avoir sommeil et tout le mal physique qui m’accompagne, persiste et signe. C’était la seule issue possible pour me libérer du réel ! J’étais désespéré ! Il me fallait encore vivre ici avec les vieux , et cette sœur qu’on m’a prêté à la naissance… parce qu’on ne m’a jamais demandé mon avis, qu’on ne m’a jamais demandé de choisir ! " Tu prends et tu ne l’ouvres pas !". Une sœur, indifférente, trop grande, trop loin de moi ! Une belle putain ! Ce qu’on peut être fier quand on a une belle paire de seins ! Et quand on flatte vos sourires de jeune fille naïve ! Qu’on se laisse caresser les gambilles… comme une meneuse de revue qui trahit son secret, et se laisse salir par le premier voyeur venu. Elle peut s’en faire, des gentilshommes… sur le trottoir, en face de chez nous. Faut faire attention, c’est tout ! On m’a dit qu’on coupait des têtes, en ce moment, des anarchistes, des types, des fléaux…

La porte de ma chambre s’ouvrit violemment !

" Je t’ordonne de te lever, et d’aller voir ta mère…. Tu as oublié quelque chose ! 

Quel père charmant ! Je n’ai pas à me plaindre, au moins, on pense à moi !… Ma mère était assise sur un tabouret en bois, légèrement bancal. Je me tenais debout, devant elle. Et le bois craquait dans la cheminée, un feu trop fort…

" Excuse-moi, mon fils, tu sais, je ne peux pas bouger ! Tu sais ? Hein ? Tu sais comme je suis fatigué… 

La vérité, c’est qu’elle avait encore trop bu. Elle ne savait… enfin, elle n’avait jamais su s’évader du réel !… Elle n’arrivait pas à lire, ni à écouter la musique, dehors, et dans le cœur… Elle avait bien essayé de danser dans sa jeunesse… mais elle s’est vite découragée quand elle a connu mon père, et les rêves, ceux qui font du mal les yeux fermés, elle ne les a plus désirés. C’est L’Assommoir en direct sur la table du salon !…

" Tu peux… tu… peux y aller, mon petit ?  me répétait-elle depuis une minute entière, en commençant à verser quelques larmes, et son regard qui tombait un peu à la dérive.

Je ne savais pas si elle m’aimait ou non. Ce qu’elle faisait dans son délire, si elle pouvait savoir aimer dans cet état. Cet " Etat second ", un état qu’on prend dans le réel. Un délire qui accepte le réel !

Qu’importe ! Il fallait aller acheter trois kilos de pomme de terre !… Allez ! On n’avait rien mangé de consistant, et de convenable, depuis deux jours entiers ! Moi, j’essayais de me sortir du réel : ce réel qui vous oblige à toujours faire les mêmes choses ! A rejoindre les mêmes carrefours ! A emprunter les mêmes routes ! A répéter les mêmes allées, les mêmes venues, les mêmes sourires, les mêmes chagrins ! Comme autant de copies désastreuses des Quatre Saisons !… " Il faut que je m’en sorte " me répétais-je plusieurs fois avant de m’endormir… car même mes rêves avait le goût fade du réel ! Je me disais que, peut-être, il n’y avait rien d’autre… finalement, que le réel ! Et que fermer les yeux et rêver, dans le noir, comme un lâche… si je résume...



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