J’habite le sixième,
à cette époque. Et il n’est pas question pour
moi de monter au septième, voir la pute et son luxe
sur son lieu de travail, chez elle. Un petit coin fort agréable
à ce qu’on disait un peu partout dans le quartier !
Elle servait bien la grelotte ! Eh bien, même ce
bonheur flatteur, malgré son aspect tellement illusoire,
m’était interdit ! " T’as qu’à
apprendre à baiser tout seul ! C’est comme
ça, quand on n’a pas l’âge ! "
Et mon père frappait ! C’est qu’il faut user sa
peau pour grandir dans le réel !
Et hop, un rire cynique au nez qui amène avec lui une
ancestrale bouffée d’alcool de mûres !
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L’odeur du bois de la rampe
de l’escalier, rongée par une humidité tenace,
me donne la nausée. Je n’aime pas cette odeur de bois
mouillé. En m’accrochant à la balustrade moisie,
un bout s’arrache et me reste dans la main. Pas bien solide,
ces édifices du 19ème siècle !
Bon Dieu ! Dieu s’en fout ! S’il est encore là !
Il n’est jamais descendu nous voir celui-là !
Et pourtant, il faut y croire dur comme fer à ses conseils
et mon ennui qui continuer de m’enfoncer…
Il fait horriblement froid dehors ! Si je n’appartenais
plus au réel, je ne le sentirais pas ce froid !
Là, j’aimerais mieux remonter et m’endormir immédiatement !
Ça ne plairait pas là-haut, c’est sûr !
Mais quel froid ! Quel jour sommes-nous, déjà ?
" Le 28 décembre, jeune homme. "
J’avais rien demandé. Mais un vieil homme m’avait entendu.
C’est vrai, nous sommes le 28 décembre 1895. Un nouveau
jour, à ranger avec les autres, bientôt, dans
quelques heures ! Le froid atroce est d’une insolence
aberrante ! Un froid sec et rocailleux ! Figurez-vous
qu’il oblige les gens à cacher leur visage dans leur
manteau ! Qui sont les hommes ? Qui sont les femmes ?
Tous les mêmes ! Pareils !
Place de l’Opéra, à cette heure-là, on
se bouscule, et on ne se dit pas pardon ! On ne peut
pas, la tête dans le manteau ! Alors, on passe
son chemin ! Où vont-ils ces gens qui courent
tout azimut ? Je n’ai toujours pas acheté les
pommes de terre ! Ça va barder ! J’augmente
mon allure… je sens mes mollets gonfler… énormément !
Je zigzague habilement entre les silhouettes crasseuses… oui,
les gens ! Les gens emmitouflés dans leur manteau.
C’est qu’il y a de la place pour zigzaguer sur ce trottoir,
boulevard des Capucines ! Parfois, une tête sort
d’un manteau. Zut !… Et re-zut encore ! C’est pour
me tousser pile devant ma tronche désabusée !
Il est fort cet hiver-là ! Y-en a du rhume !
Oh ! Le Grand Café ! Quelle
belle devanture !
Malheureusement, pendant que je regarde les vieilles faces
des affreuses dames rongées par le temps qui passe
qu’elles voudraient bien oublier, alors que je les regarde,
non charitablement, prendre leur petit thé accompagné
de délicieux biscuits, je n’ai pas pu éviter
le choc : je suis rentré tête baissée
en plein dans l’estomac d’un serveur du café.
" Pouvez pas faire attention ? qu’il m’expédie
sèchement, sans même s’être retourné
sur moi ! Il était dehors, lui aussi ! Pourtant,
il n’y avait pas trace d’une terrasse aménagée
à l’extérieur du café. Pas par ce temps-là !
Peut-être qu’à cet instant, il ne faisait pas
le service. Il s’était interrompu un moment pour se
reposer… un moment : un autre moment, plus calme,
plus léger que le précédent, celui qui
se prolongeait depuis que le jour était sorti prendre
enfin l’air.
Moi, je ne réponds pas ! Le garçon se retourne
sur moi. Il me voyait ! Il poursuivit, de façon
plus douce, oui, de façon nettement plus douce :
-" Bonsoir monsieur. Vous pouvez entrer, Le Grand
Café est à votre service. "
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