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La voix avait changé !
Radicalement ! C’était épatant, ce ton
si différent du premier, si brut ! Un style remarquable !
Du génie dans la manière ! Je continue
mon chemin, encore subjugué par le talent indiscutable
de ce frêle garçon de café. Là,
devant moi, à un mètre… pas plus, à un
mètre, un homme m’intercepte. Il n’attend pas que je
lui rentre dedans, lui ! Aussitôt, il me tend un
prospectus. C’est écrit dessus: " Cinématographe
Lumière. Entrée : un franc. "
Qu’est-ce que ça veut dire, " C.I.N.E.M.A.T.O.G.R.A.P.H.E "
?
" Dépêchez-vous, entrez dans Le
Grand Café ! Descendez au sous-sol !
C’est unique ! Ne ratez pas la séance !…
Les Frères Lumière, vous connaissez ?…
Non ?… Bon, ce n’est pas si grave ! Entrez tout
de même, et… découvrez ! "
Il avait l’art de la diction le gaillard ! Un peu !
C’était mieux qu’au marché, avec le fils du
" têtard ", qui hurlait pour vous
vendre son poisson d’Islande pêché… parce qu’échoué
qu’il nous disait…à Nantes ! Le bougre !
Le soigneux salopard ! Il souligne bien ses adjectifs !
Il en prend soin !
Il faisait de plus en plus froid ! Décidément,
si je continue à frissonner comme ça, je la
mettrais bientôt ma tête aussi dans mon manteau
tout déchiré ! Et je serais l’un d’eux !
un gens ! Parfait, le programme ! C’est la
frivolité assurée ! Un des gens !
Tout frileux ! Tout froidifié ! Le
mot n’est pas de trop ! Peu de chose !… et s’en
convaincre, en être, en plus ; c’est bien plus
douloureux, plus insupportable.
Je mets la main dans ma poche droite. Elle s’empare non sans
difficulté d’une pièce de monnaie, qu’elle remonte
à la surface. Mes yeux fixent la pièce :
c’est un franc ! Un franc, qu’est-ce c’est ? Qu’est-ce
que ça vaut finalement ? Allez ! C’est le
prix de ces trois maudits kilos de pommes de terre !
De la bouffe ! Je n’ai pas la force d’arriver jusqu’à
l’épicerie ! J’ai trop froid ! Alors, je
vais entrer, je crois, pour un franc, je vais entrer là,
au Grand Café ! Voir ce que " Cinématographe "
veut dire ! Veut signifier ! Quelles amusettes on
me promet ! Quels tours de passe-passe prépare-t-on
là-dessous ? Parce qu’il faut dire qu’on me la
fera pas à moi ! C’est au sous-sol que tout se
passe, comme le distributeur de prospectus me l’a assuré !
C’est le sous-sol qu’il m’a indiqué avec sa voix !
Le sous-sol ? Ça n’inspire rien de bon !
Il y fait toujours chaud, certes, et parfois même c’est
l’Enfer qu’on côtoie souvent là-dessous, l’Enfer
qui répète son numéro ! Sa farce !
Notre mort ! Non, je ne veux pas mourir comme
tous les gens, et les retrouver, me riant au nez, me
battant pour toute l’éternité ! C’est peut-être
un Démon qui m’attend en bas ! Qui m’attend pour
profiter de mes angoisses et de la haine que je voue au réel !
" Viens me voir, viens profiter de ton dégoût
du réel entre mes bras ! "
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Le garçon de café
que j’ai bousculé il y a peu, m’ouvre la porte. Il
semble ravi que je revienne le voir ! Ça augmente
sa commission !
" Bonne soirée monsieur. Joseph PESSARD,
à votre entier service.
Décidément, quelle propreté dans le ton !
Je passe devant lui. Il pose sa main droite, celle qui ne
tient pas la porte, évidemment, devant la bouche. Je
m’arrête devant lui, net ! Je le fixe longuement.
Il enlève du coup la main de sa bouche. Il pense que
je méprise son geste et s’excuse immédiatement.
" Pardonnez-moi monsieur, mais j’ai très
mal aux dents. C’est affreux. Je m’en souviendrais !
C’est pour vous dire !
Je ne condamne absolument pas son geste maladroit. Je le trouve,
au contraire, très drôle, très habilement
placé, à la vue de la situation protocolaire
qu’il m’avait été permis de vivre avec lui.
J’aimerais bien inclure cette petite touche de fantaisie dans
" cinextence ". Décidément,
il fallait que je lui trouve son " expression "
à ce manuscrit : son moule, sa trace indélébile !
J’écrivais depuis des lustres !
L’intérieur du café est sombre ! Si sombre !
On peut perdre une vache là-dedans ! Très
facilement ! En plus, il y en a des vaches ici, le gros
cul posé sur du rotin, qui rient jusqu’à perdre
la vue ! Elles doivent parler de la misère des
autres ! Ça fait toujours rire comme ça
la misère des autres !
Il faut descendre au sous-sol ! On m’y pousse. Qui ?
Le personnel de la maison, bien sûr ! Je m’enfonce
dans l’obscurité ! Dans la profondeur ! Le
noir m’entoure ! Puis il m’enveloppe comme un linceul vous
accueille gentiment à n’importe quelle heure du
jour et de la nuit, du moment qu’il vous trouve en fâcheuse
santé ! Sans aucune santé d’ailleurs !
Ça l’arrange !
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