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  (c) Jonathan Carriere

La voix avait changé ! Radicalement ! C’était épatant, ce ton si différent du premier, si brut ! Un style remarquable ! Du génie dans la manière ! Je continue mon chemin, encore subjugué par le talent indiscutable de ce frêle garçon de café. Là, devant moi, à un mètre… pas plus, à un mètre, un homme m’intercepte. Il n’attend pas que je lui rentre dedans, lui ! Aussitôt, il me tend un prospectus. C’est écrit dessus: " Cinématographe Lumière. Entrée : un franc. " Qu’est-ce que ça veut dire, " C.I.N.E.M.A.T.O.G.R.A.P.H.E " ?

" Dépêchez-vous, entrez dans Le Grand Café ! Descendez au sous-sol ! C’est unique ! Ne ratez pas la séance !… Les Frères Lumière, vous connaissez ?… Non ?… Bon, ce n’est pas si grave ! Entrez tout de même, et… découvrez ! "

Il avait l’art de la diction le gaillard ! Un peu ! C’était mieux qu’au marché, avec le fils du " têtard ", qui hurlait pour vous vendre son poisson d’Islande pêché… parce qu’échoué qu’il nous disait…à Nantes ! Le bougre ! Le soigneux salopard ! Il souligne bien ses adjectifs ! Il en prend soin !

Il faisait de plus en plus froid ! Décidément, si je continue à frissonner comme ça, je la mettrais bientôt ma tête aussi dans mon manteau tout déchiré ! Et je serais l’un d’eux ! un gens ! Parfait, le programme ! C’est la frivolité assurée ! Un des gens ! Tout frileux ! Tout froidifié ! Le mot n’est pas de trop ! Peu de chose !… et s’en convaincre, en être, en plus ; c’est bien plus douloureux, plus insupportable.

Je mets la main dans ma poche droite. Elle s’empare non sans difficulté d’une pièce de monnaie, qu’elle remonte à la surface. Mes yeux fixent la pièce : c’est un franc ! Un franc, qu’est-ce c’est ? Qu’est-ce que ça vaut finalement ? Allez ! C’est le prix de ces trois maudits kilos de pommes de terre ! De la bouffe ! Je n’ai pas la force d’arriver jusqu’à l’épicerie ! J’ai trop froid ! Alors, je vais entrer, je crois, pour un franc, je vais entrer là, au Grand Café ! Voir ce que " Cinématographe " veut dire ! Veut signifier ! Quelles amusettes on me promet ! Quels tours de passe-passe prépare-t-on là-dessous ? Parce qu’il faut dire qu’on me la fera pas à moi ! C’est au sous-sol que tout se passe, comme le distributeur de prospectus me l’a assuré ! C’est le sous-sol qu’il m’a indiqué avec sa voix ! Le sous-sol ? Ça n’inspire rien de bon ! Il y fait toujours chaud, certes, et parfois même c’est l’Enfer qu’on côtoie souvent là-dessous, l’Enfer qui répète son numéro ! Sa farce ! Notre mort ! Non, je ne veux pas mourir comme tous les gens, et les retrouver, me riant au nez, me battant pour toute l’éternité ! C’est peut-être un Démon qui m’attend en bas ! Qui m’attend pour profiter de mes angoisses et de la haine que je voue au réel ! " Viens me voir, viens profiter de ton dégoût du réel entre mes bras ! "

(c) Jonathan Carriere

Le garçon de café que j’ai bousculé il y a peu, m’ouvre la porte. Il semble ravi que je revienne le voir ! Ça augmente sa commission !

" Bonne soirée monsieur. Joseph PESSARD, à votre entier service.

Décidément, quelle propreté dans le ton ! Je passe devant lui. Il pose sa main droite, celle qui ne tient pas la porte, évidemment, devant la bouche. Je m’arrête devant lui, net ! Je le fixe longuement. Il enlève du coup la main de sa bouche. Il pense que je méprise son geste et s’excuse immédiatement.

" Pardonnez-moi monsieur, mais j’ai très mal aux dents. C’est affreux. Je m’en souviendrais ! C’est pour vous dire !

Je ne condamne absolument pas son geste maladroit. Je le trouve, au contraire, très drôle, très habilement placé, à la vue de la situation protocolaire qu’il m’avait été permis de vivre avec lui. J’aimerais bien inclure cette petite touche de fantaisie dans " cinextence ". Décidément, il fallait que je lui trouve son " expression " à ce manuscrit : son moule, sa trace indélébile ! J’écrivais depuis des lustres !

L’intérieur du café est sombre ! Si sombre ! On peut perdre une vache là-dedans ! Très facilement ! En plus, il y en a des vaches ici, le gros cul posé sur du rotin, qui rient jusqu’à perdre la vue ! Elles doivent parler de la misère des autres ! Ça fait toujours rire comme ça la misère des autres !

Il faut descendre au sous-sol ! On m’y pousse. Qui ? Le personnel de la maison, bien sûr ! Je m’enfonce dans l’obscurité ! Dans la profondeur ! Le noir m’entoure ! Puis il m’enveloppe comme un linceul vous accueille gentiment à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, du moment qu’il vous trouve en fâcheuse santé ! Sans aucune santé d’ailleurs ! Ça l’arrange !



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