Pourtant, le spectacle ne s’interrompit
pas. Alors que le temps continua de passer, l’image se mit,
je crois bien, à s’animer. La foule, sur l’écran, d’abord
immobile, bornant les abords de l’Opéra, commença à circuler,
comme à son habitude, à vive allure, aux heures de pointe.
Oui, ça bougeait de partout ! Et les mouvements ressemblaient
aux nôtres, aux miens, aux êtres humains. J’étais devenu curieux,
et mes yeux s’écartèrent davantage. Je ne savais plus où voir,
que croire. Il m’était difficile d’être partout à la fois,
dans l’image animée. Le public, comme moi, poussa, à l’unisson,
un cri d’étonnement dès lors que la photographie s’anima.
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Je voulais m’approcher de la toile. Quelle
heure était-il ? Je m’en foutais largement ! Est-ce
que j’avais encore mal aux pieds, d’avoir autant marché dans
cet hiver diabolique ? Avais-je encore froid ? Je
ne me souciais plus guère de ces questions étouffantes. Ce
qui s’articulait devant mes deux pupilles, émerveillées par
tant de chaleur, retint alors toute ma concentration et fit
disparaître toutes les souffrances de mon corps.
D’ailleurs, assez étrangement, alors que les gens, dans la
toile, disparaissaient au fur et mesure que le temps passait,
je voyais toute ma vie quitter mon corps : mon existence
« réelle » acceptait une défaite considérable. Je
ne pensais plus à ma courte vie, passée dans le malheur, avec
la peur de la faim, avec l’horreur du quotidien prisonnier
dans mon cœur m’entraînant vers le fond d’un verre d’alcool
généreux ou je ne sais quelles drogues illusoires, bientôt…
Tout à coup, en regardant l’image animée, je ne me sentis
plus seul !
La suite du spectacle, qui reçut toutes mes faveurs, n’eut
plus besoin de me convaincre davantage. Je rêvais les yeux
grands ouverts, dans le réel. Il y avait de quoi perdre
ses yeux et les voir s’enfuir vers la toile, frappée par l’image
animée, l’image-nature, la nature prise sur le vif,
et non violée ! La nature, observée, lui livrant
ce qui manque au réel, la sincérité, la tendresse,
et tout…
Je ne tourne pas la tête ! D’ailleurs, je ne sens plus
personne autour de moi ! L’Opéra a déjà disparu et a
laissé la place aux grandes portes d’une usine, qui commencent
à s’ouvrir. Une foule dense fait son apparition et sort de
l’usine, envahissant toute l’image animée. La foule vient
sur moi. Bon sang, elle allait me tomber dans les bras. Je
me prépare, prêt à l’accueillir. Mais le flot d’hommes et
de femmes, d’animaux qui eux aussi ont le droit de s’animer,
se disperse lentement. Je reste les mains vides.
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Les vues se succèdent : une
jeune femme sursauta dans la salle. Elle me boucha, pendant
une demie seconde l’accès à la toile. Elle a sursauté parce
qu’elle a cru que la voiture à cheval, dans l’image, allait
lui foncer dessus. Je l’ai bien cru moi aussi, mais je n’ai
pas sursauté, acceptant l’accident, l’idée de me faire écraser
par la voiture à cheval, et la toile toute entière. Ce fut
mon premier défi, mon premier risque, jamais osé devant le
réel. Puis, je vis s’animer Lyon, et ce fut le congrès
de photographie. Une dame reconnut quelqu’un sur la toile.
« Oh, mais je le connais…
C’est une image ?
« Non, c’est Jules Janssen, sans son fusil
photographique.
Cette dame n’a pas perdu la raison. Elle l’a trouvée, enfin,
la seule raison qui tienne. Ainsi, ceux qui sont sur cette
toile, dans cette image animée, vivent dans le réel.
Mais que deviennent-ils après s’être fait prendre par la toile,
ces gens, dans le réel ?
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