|
 |
|
|
Et ma vie décadente continuait de sortir
de moi. Tiens, voilà maintenant un jeune enfant bien portant
qui goûte en compagnie de ses parents un succulent repas.
Ils sourient à leur charmante progéniture, de ses gestes si
maladroits et drôles envers la nourriture. On peut tout faire
avec une image animée. Même l’enfance : le passé !
Je raconterais mon goûter, plus tard, celui-là, qui est le
mien aussi, dorénavant. Et j’oubliais le reste, les autres
goûters rares pris dans le réel, que j’eus le malheur
de vivre. Toute une enfance réelle, la partie d’un
siècle, d’une douleur. Allez, tant pis pour le gâchis. Je
ne lâche plus des yeux l’image animée, sur la toile. Je la
refais mon enfance. Et ce goûter-là, l’enfant, complice, malicieux,
comme moi. La voilà mon enfance.
Et ça continue sur la toile ! Les vagues me mettent l’eau
salée dans la bouche. Elles y arrivent, et ça ne m’était jamais
arrivé, même pas une fois, ni à Calais, ou à La Rochelle,
nulle part ! La mer apparaît, plus belle, après le frémissement
des feuilles dans le jardin où je m’en donnais à cœur joie
avec mon goûter fameux. La mer me saisit et m’emporte avec
elle. J’y vois clair. C’est que l’image a besoin de moi, que
je la regarde et que je lui souris, lui pleure, aussi, pour
elle, toujours. Je me baigne dans les flots. Un jeune homme
vient d’entrer dans l’eau…. et nage, tranquille…
Ils ont tous bien ri, après, avec le jardinier. Il arrose
son jardin, avec son tuyau, sans faire plus d’efforts qu’il
faut s’accorder. Et puis, derrière son dos, un petit gars,
un gamin, un gosse qui me ressemble, plein de malice, qui
aime la bêtise bien lisse, fraîche et encore, discrète jusqu’à
sa chute, s’approche à pas de loup du vieux jardinier, ses
yeux surplombant le terrain humide, sur l’eau jaillissant
par le tuyau bien tenu.
« Allez, allez l’eau, montre-nous le bout
de ton nez… tu veux que je t’aide, ma source ?
Je n’entendais rien mais c’était tout comme ! Comme je
vous dis !
L’adorable expert en espièglerie pose son pied droit sur l’arrivée
d’eau. Le jardinier n’a rien vu. L’eau est coupée, elle ne
peut sortir du tuyau et s’exprimer sur la terre remuée. Le
jardinier désespère. Il exagère un peu avec le désespoir.
Il fera des jaloux.
« Où est mon eau ? pense-t-il…
Il approche le bout du tuyau tout près de ses yeux, cherchant
une réponse au problème. Alors, le gamin, qui n’a pas appris
l’éducation chez madame la vertu, retire promptement son pied
du tuyau, et l’eau repart à la conquête de l’air, déchaînée,
colérique. Ça va danser ! Ça va barder ! Le jardinier
a pris la flotte en pleine figure. Elle brille sur son visage
ridé, confirmant l’éclatante victoire du gamin. Et quels rires
éclatants, quelle communion dans la petite salle où je suis
installé. Une hilarité novatrice, jamais vu ni entendu. Il
peut descendre monsieur Volpini, et lâcher ses clients bavards,
et ses vieilles peaux qui ruminent d’imbécillités, jalouses
des jeunes filles en fleur ! Viens voir Volpini !
Voir ! Tu vas bien y croire… Tu as le temps, c’est
long un an. Un an pour rire à chaque fois. Ça marche, ce truc,
le cinématographe, ça marche, et l’arroseur… l’arroseur
arrosé, bien sûr, c’est ça ! Et l’eau n’est pas morte !
On me dit qu’elle revient demain, et après-demain, et encore
tous les jours de la semaine. Pour le gamin, sur la toile,
qui nous entend rire, sans aucun doute, parce que son gag
est parfait en plus, c’est la franche rigolade. Le jardinier,
trempé, qui a découvert le complot, essaie d’attraper le gosse.
Il s’essouffle, et n’en peut plus de nous entendre rire à
plein poumon, capturant d’avance du souffle pour ne rien perdre
de la rigolade. Ses oreilles sifflent, une véritable chaudière
en activité. Il veut mettre la main sur le gamin, mais son
cœur fatigue, et Peter Pan continue de faire courir le vieux
dans toutes les allées du jardin ensoleillé. Ils s’enfoncent
dans le fond de l’image animée, ils s’en vont, et je continue
de rire…
 |
|
|
|
Et voilà que l’image animée est chassée
par une autre. C’est quoi ? Des forgerons, il me semble.
La forge fume, elle fume et nous, dans la salle, on n’en peut
plus, on est abasourdi par l’épaisse fumée qui monte vers
le ciel. Le cinématographe, c’est quelque chose ! Ce
n’est pas la vie réelle que l’on voit se corriger.
Non, il n’y a plus de réel sur la toile, plus cette
histoire convenue, équipée avec le plus de soin, pour braquer
dès le début, après les premiers pas, l’enfant chétif, et
plus tard sur les bancs de l’école, et plus tard, dans les
usines préfabriquées. Le cinématographe me regarde. C’est
pas du génie, ou du propre… Parce que le Génie, comme le propre,
un jour, ça meurt et ça salit quelque part…
|