« Il s’est pressé pour être le premier, Lumière. J’ai
mémoire du premier brevet qu’ils ont déposé ses deux fils,
Louis et Auguste, un certain 13 Février dernier ; la
machine vient des ateliers de Jules Carpentier. Il en peut
plus d’ailleurs, Carpentier. Au tout début de novembre, Antoine
Lumière lui a donné un ultimatum irrévocable. Faudra raconter
tout ça, demain, à la Une.
Le groupe constitué autour de Méliès se sépare. Chacun part
de son côté, avec ses notes sous le bras.
J’étais le dernier à rester dans la salle. Je regardai tout
autour de moi : la salle vide et silencieuse à présent,
comme dans le noir, il y a peu, devant les images animées.
Les images animées que je venais de voir, elles étaient inscrites
en moi, définitivement.
Après un instant fort de recueillement, je sortis enfin dehors.
Je ne souvins plus de la durée que j’avais mis entre mon départ
du sous-sol du Grand Café et mon arrivée jusqu’ici, sur le
trottoir du boulevard des Capucines, devant l’entrée. La nuit,
partiellement éclairée par la lune vagabonde, entière, se
perdait dans les ombres que laissaient les promeneurs égarés
sous les réverbères luminescents.
Et moi, que pouvais-je devenir, maintenant, maintenant que
j’avais dépensé l’argent des pommes de terre, et que tout
ça n’avait plus d’importance. De toute façon, je ne rentrais
pas à la maison. Ça n’existait plus, pour moi. Mon manteau
était grand ouvert. On me le fit remarquer gentiment, un vieux
monsieur, qui sentait le froid jusqu’au bout des oreilles.
Je crois bien que c’est lui qui m’a donné l’heure lorsque
je suis descendu de chez moi, là où je dormais avant, hier
et avant. Mais plus maintenant. Le vieil homme disparut aussitôt.
Je n’avais pas froid. Pas du tout. Et pourtant, paraît-il,
la température était très basse, presque au-dessous de zéro.
Tous les promeneurs étaient très couverts. Mais moi, je ne
sentais rien de froid, ni la moindre odeur dérangeante, plus
depuis cette séance formidable. Je levai la tête. Au-dessus
du Grand Café, des lettres imposantes accrochaient
les grilles des balcons de l’immeuble en pierre : l’Hôtel
Scribe. Ça me laissait songeur ! Je m’éloignai du Grand
Café, sans me retourner. Je savais ce que j’avais vécu !
J’allais m’épanouir, m’extirper du réel, sans heurt,
sans qu’il n’y comprenne quelque chose, sans l’aide des rêves ;
les rêves sont des mensonges, qui appartiennent par le sang,
au réel. Je vais m’en sortir, tout seul avec le « cinématographe ».
Après une longue marche qui ne me dérangea guère, et ne me
créa aucune fatigue, je trouvai refuge dans un petit hôtel,
d’aspect miteux au premier regard, et si charmant si vous
veniez, comme moi de quitter le réel.
Le gardien de l’hôtel devait dormir.
Personne ne m’accueillit. Alors, machinalement, je me saisis
de la clef d’une chambre vacante, au hasard, et commençai à
monter les escaliers qui grinçaient mais qui ne réveillèrent
pas le gardien, trop occupé à se laisser tromper et pervertir
naïvement par Morphée. Je connaissais moi, Morphée et ses intentions
douteuses, et je lui avais bien résisté.
J’ouvris la porte de la chambre que je souhaitais occuper. Je
m’installai confortablement, déroulai une partie de mon corps
sur le petit lit en bois noir puis je fixai le plafond.