Dans les premiers mois
qui suivirent la séance des Frères Lumière, une chose incroyable,
une chose qu’on ne peut pas croire dans cet univers impitoyablement
cartésien, c’est vrai, m’arriva : tout ce que je regardais,
la rue, la foule, les pas sur les pavés usés, tout ça se dématérialisait
devant moi ; et ça me procurait une véritable jouissance !
On se préparait pour le prochain siècle, dans cinq ans !
On voulait être heureux, naturellement, alors que rien ne
le permettait : les affaires publiques sentaient la magouille
à plein nez, les politiciens se cherchaient des boucs émissaires
idéals ! Bref, malgré tout, on voulait être heureux,
pour compenser ! Et le réel amusait la galerie,
ses loyaux sujets, et en faisait crever plusieurs par jour
de nos fidèles, pour son plaisir personnel.
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Oui, c’est ce que je dis ;
on voulait être heureux, pour compenser cette animosité qui
remplissait tout entière les rues de la capitale, et même
du côté du boulevard des Capucines, devant le Grand Café ;
il fallait faire attention. C’est ça, et je le dis encore,
on voulait être heureux, pour compenser…compenser. Mais pourtant,
on arrivait tout juste à être moins malheureux qu’avant. Je
vivais seul !… Incognito !… Et dès qu’une séance
publique du cinématographe avait lieu, je me montrais. Je
descendais les marches de mon hôtel miteux… le moins cher,
sans allure, qui était situé boulevard Lenoir : Richard
Lenoir. Ah ! Le noir : tout un désir déjà !
Le noir, et puis l’instant d’après un peu de blanc, une lumière
douce et époustouflante qui vient le déstabiliser ce noir
parfait, et tout dénoncer…
À la sortie de chaque projection, je ne comprenais plus :
c’est là que tout commençait ! Les gens, je ne les voyais
plus, ou que très déformés ! Parfois, je voyais en eux
comme un fauve. Des fauves ils étaient devenus ; des
fauves ils avaient sans doute toujours été ! Quant à
la foule, bien rassemblée, elle m’abrutissait ! Je m’arrêtais
souvent dans un coin pour vomir. C’est fou ! Lorsque
vous avez abandonné toute existence sociale, à la moindre
de vue du réel, du normal comme il est inscrit
paraît-il dans nos cerveaux à la naissance, un normal
d’où il faut s’échapper pourtant, quoi qu’on en dise, à la
moindre vue de ce normal abondamment écœurant, vous
attrapez la nausée ! Directement ! Sans cause, mais
avec effet ! Dingue et incroyable, au plus ! Au-dessous
de zéro ! Assurément !
Je ne voulais plus la foule… la foule qui hurle… la foule
jamais gaie, jamais triste, jamais les deux à la fois, jamais
rien ! Après avoir couvert le trottoir de mon sublime
vomi argentique, je supportais le monde, parce que j’étais
dans un autre monde : j’avais accédé au « monde
cinématographié » : les parallèles poétiques !
J’avais tellement changé en moi ! Le réel ?
Je crois que le réel n’existait plus pour moi dorénavant.
Cette journée, je m’en rappelle, parce que c’est là que j’ai
commencé à vivre le cinématographe, entièrement, et à le lui
dire, franchement !
Après une courte période où j’étais malade tous les jours,
à chaque fois que je sortais d’une projection, j’ai enfin
arrêté de vomir ! J’étais arrivé au bout de « l’épreuve » !
Tout s’est transformé cette journée. Le café noir, si je voulais,
je pouvais le voir d’un bleu pâle : fragile. Le long
manteau de cette grosse bourgeoise qui venait tout juste de
marcher sur la main de ce pauvre homme fauché, couché sur
le trottoir, sans le voir, ou feignant de ne l’avoir pas vu,
pouvait tout à coup s’attaquer à elle. Elle pouvait s’effondrer
sur le trottoir et succomber à une mort lente… très lente.
Le pauvre homme pouvait alors en profiter pour partir avec
le manteau sur ses épaules pour le vendre et se payer une
bonne bouffe. Par la même occasion, il découvrait la chaleur
grâce à ce beau manteau. La vie pouvait débuter pour lui ou
elle pouvait lui donner une seconde chance ! Celle qu’on
n’a pas toujours ! Peu importe ! Oh, oui, il est
dégueulasse le monde. Je vais vivre autrement… Je vais vivre !
Eteignez la lumière, que le spectacle commence !
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