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Tout ce que je regardais (c) D.R. LE NERF CINEPHILE
Chapitre I Episode 6


Par Zack DALO
Illustrations de Jonathan CARRIERE


Dans les premiers mois qui suivirent la séance des Frères Lumière, une chose incroyable, une chose qu’on ne peut pas croire dans cet univers impitoyablement cartésien, c’est vrai, m’arriva : tout ce que je regardais, la rue, la foule, les pas sur les pavés usés, tout ça se dématérialisait devant moi ; et ça me procurait une véritable jouissance ! On se préparait pour le prochain siècle, dans cinq ans ! On voulait être heureux, naturellement, alors que rien ne le permettait : les affaires publiques sentaient la magouille à plein nez, les politiciens se cherchaient des boucs émissaires idéals ! Bref, malgré tout, on voulait être heureux, pour compenser ! Et le réel amusait la galerie, ses loyaux sujets, et en faisait crever plusieurs par jour de nos fidèles, pour son plaisir personnel.



Oui, c’est ce que je dis ; on voulait être heureux, pour compenser cette animosité qui remplissait tout entière les rues de la capitale, et même du côté du boulevard des Capucines, devant le Grand Café ; il fallait faire attention. C’est ça, et je le dis encore, on voulait être heureux, pour compenser…compenser. Mais pourtant, on arrivait tout juste à être moins malheureux qu’avant. Je vivais seul !… Incognito !… Et dès qu’une séance publique du cinématographe avait lieu, je me montrais. Je descendais les marches de mon hôtel miteux… le moins cher, sans allure, qui était situé boulevard Lenoir : Richard Lenoir. Ah ! Le noir : tout un désir déjà ! Le noir, et puis l’instant d’après un peu de blanc, une lumière douce et époustouflante qui vient le déstabiliser ce noir parfait, et tout dénoncer…

À la sortie de chaque projection, je ne comprenais plus : c’est là que tout commençait ! Les gens, je ne les voyais plus, ou que très déformés ! Parfois, je voyais en eux comme un fauve. Des fauves ils étaient devenus ; des fauves ils avaient sans doute toujours été ! Quant à la foule, bien rassemblée, elle m’abrutissait ! Je m’arrêtais souvent dans un coin pour vomir. C’est fou ! Lorsque vous avez abandonné toute existence sociale, à la moindre de vue du réel, du normal comme il est inscrit paraît-il dans nos cerveaux à la naissance, un normal d’où il faut s’échapper pourtant, quoi qu’on en dise, à la moindre vue de ce normal abondamment écœurant, vous attrapez la nausée ! Directement ! Sans cause, mais avec effet ! Dingue et incroyable, au plus ! Au-dessous de zéro ! Assurément ! 

Je ne voulais plus la foule… la foule qui hurle… la foule jamais gaie, jamais triste, jamais les deux à la fois, jamais rien ! Après avoir couvert le trottoir de mon sublime vomi argentique, je supportais le monde, parce que j’étais dans un autre monde : j’avais accédé au « monde cinématographié » : les parallèles poétiques ! J’avais tellement changé en moi ! Le réel ? Je crois que le réel n’existait plus pour moi dorénavant. Cette journée, je m’en rappelle, parce que c’est là que j’ai commencé à vivre le cinématographe, entièrement, et à le lui dire, franchement !

Après une courte période où j’étais malade tous les jours, à chaque fois que je sortais d’une projection, j’ai enfin arrêté de vomir ! J’étais arrivé au bout de « l’épreuve » ! Tout s’est transformé cette journée. Le café noir, si je voulais, je pouvais le voir d’un bleu pâle : fragile. Le long manteau de cette grosse bourgeoise qui venait tout juste de marcher sur la main de ce pauvre homme fauché, couché sur le trottoir, sans le voir, ou feignant de ne l’avoir pas vu, pouvait tout à coup s’attaquer à elle. Elle pouvait s’effondrer sur le trottoir et succomber à une mort lente… très lente. Le pauvre homme pouvait alors en profiter pour partir avec le manteau sur ses épaules pour le vendre et se payer une bonne bouffe. Par la même occasion, il découvrait la chaleur grâce à ce beau manteau. La vie pouvait débuter pour lui ou elle pouvait lui donner une seconde chance ! Celle qu’on n’a pas toujours ! Peu importe ! Oh, oui, il est dégueulasse le monde. Je vais vivre autrement… Je vais vivre ! Eteignez la lumière, que le spectacle commence !