Je hurlais ma joie !
Et à ceux qui l’entendaient, je n’expliquais rien ! Un
choc pareil, ça ne peut s’expliquer ! Rendez-vous compte
de l’énorme découverte pour moi : pourvoir vivre sa vie
sans le réel ! C’était un miracle ! Je l’affirme,
un miracle est purement cinématographique et n’a rien à voir
avec le « mystique », l’ « évangile »
ou avec toutes ces illusions-là, toute sortes, qui vous suffisent
pour vous taire, et vous traîner derrière un monde qui vous
mène à la baguette ; qui vous fait peur, honte, vous salit !
Et n’osent pas affronter les violences qui subsistent…
Quelles
espérances dans le monde réel ?
Ah… oui… Le stupéfiant bonheur de pouvoir un jour s’acheter
avec l’argent durement gagné au prix de sa santé sa future
pierre tombale sans avoir à emprunter le moindre sou, le
moindre franc. Sa future pierre tombale, qu’on nous a mis
de côté, et qu’on fait briller, de mieux en mieux, à mesure
qu’approche la maladie… l’insuffisance respiratoire… La
mort !… Faut payer ! « Fais ta liste !
Faut que je te liste !… Oui !… Oui !… Ne
t’inquiète pas ! Il y a de la place ! Jamais à
court d’idées la Mort ! Ça essaye tout !
Pendant cette période, j’ai vu tout ce que j’attendais
depuis toujours… New York, Londres, Venise, Barcelone, venaient
à moi ! Tout bougeait ! Et à Venise, même, Eugène…
Eugène Promio, un opérateur chargé de s’occuper du cinématographe
en Italie, s’est laissé porter par le mouvement de l’eau.
Le mouvement des gens cinématographiés, qui se promenaient
le long du quai, était en parfaite harmonie avec le mouvement
du cinématographe. Je découvrais encore une possibilité
unique pour Cinextence, un mouvement prodigieux qui
montrait tant de choses dans une même image ; un mouvement
depuis le cinématographe qui suit le mouvement des êtres,
qui ne parviennent plus à s’échapper du cadre, tant qu’on
les suit des yeux. Ah ! il en veut de la science, monsieur
Lumière !… Et bien il n’en aura pas. Il verra comme
on ose autre chose que ce qu’il demande à ses opérateurs.
Déjà, le premier baiser du cinématographe m’a rendu éternellement
amoureux : l’amour est là ! L’amour est là, oui !
C’est autre chose l’amour, sans le réel ! A
l’écran ! Bien sûr, dans le réel, ce baiser
a provoqué fureur et scandale et dans l’assistance, de la
morale, il y en avait un gros tas rassemblé autour d’une
grosse et laide baronne du sud de la France. Pas un bon
public, ici.
« Un baiser… un baiser, quel scandale, avait dit le
Baronne en bavant un peu sur le côté, après avoir avalé
un petit four bien garni. Je prie aux responsables locaux
d’interdire cela ! Censurez ! Censurez !
Si « on » laisse faire ça, c’est la fin de nos
institutions…
Ça, bien sûr, l’amour, elle ne pouvait plus le voir. Il
lui avait fait un sale coup, il faut dire, il y a longtemps.
Alors, rendez-vous compte, en voyant ce baiser, à quelques
mètres devant elle, sur la toile, l’écran, ce baiser si
langoureux, tendre, de l’amour grandeur nature, débarrassé
de que le réel injecte parfois dans le sang des amoureux
anéantis, et qui cause souvent leur perte, ça dérange la
vieille baronne, elle le sait, ça lui donne des boutons,
et la rage des chiens, en prime. Elle enrage la vieille !
Brusquement, ne sachant plus fermer ses yeux, elle bondit
de son siège, et, suivi par le groupe de fidèles imbéciles,
elle sortit de la petite salle obscure.
Je ne pus m’empêcher de rire. Voilà qu’en plus, le
cinématographe parvenait, sans complexe, à se passer de
ses réfractaires, tout en continuant sa route…
J’observais les jours qui passaient comme d’horribles mensonges,
les nouveaux encore plus malsains que les précédents. Dans
la rue, certains lisaient tout haut ce qu’ils avaient dû
mal à croire tout bas, par les yeux, ainsi que dans le murmure.