D’autre part, la satire,
pour le dessinateur, en passe d’abord par la conscience lucide
d’être dans un monde de " l’après ".
On peut ainsi, risquer un rapprochement avec le monde de David
Lynch, et plus particulièrement Blue Velvet :
même univers lisse et angoissant à force de propreté,
et même archétype de " l’adolescent "
comme opérateur d’un regard encore instable sur le
monde ; et dès lors apte à donner à
voir des icônes différentes, plus en phase avec
ce qu’est devenu l’Amérique. Le même frisson
mythologique, la sensation d’assister à une refonte
des mythes américains, saisit le lecteur de l’œuvre
de Clowes.
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Chez Clowes - et c’est ce
qui le rapproche de Crumb -, réside encore de la nostalgie,
constamment perturbée par la conscience du dérisoire
de ses passions. C'est le cas de l’uniformité moderniste
de son graphisme, inspiré à la fois du " pop
art ", et des dessins animés médiocres
de l’usine Hanna-Barbera. On ne retrouve cependant pas dans
son travail la nostalgie d’un âge où l’Amérique
était " moins pire ", exemplifiée
chez Crumb par le début du XXe siècle, et l’émergence
d’une culture populaire proprement américaine, musicale
surtout (Blues, Ragtime). Dès lors, la reprise des
motifs issus de Crumb (l’imagerie raciste, l’uniformité
angoissante de la suburb américaine, les freaks marginaux)
s’offre dans un rapport dépassionné, comme revenu
de tout. Ce climat presque serein d’apocalypse prochaine traverse
tout le travail de Clowes ; et Ghost World en
particulier.
Le sujet de Clowes dans
son roman graphique est avant tout celui de l’agonie d’une
amitié entre deux jeunes filles. Enid et Rebecca, à
peine sorties de l’adolescence, ne voient dans le monde que
le bizarre, le décalé, et se considèrent
comme les seuls êtres raisonnables dans un monde peuplé
de créatures humaines monomaniaques. En s’inscrivant
dans une thématique adolescente (les émois sexuels,
les amitiés ambiguës, le rapport à la famille)
Daniel Clowes prend soin de placer hors-champ le " monde
adulte ", ceci afin de donner à voir, par
le regard encore confus de ses héroïnes, l’Amérique
comme un monde fantôme, hanté par l’absence des
traces d’une Histoire. Cette réflexion se développe
elliptiquement autour du noyau de cette " petite
histoire " qui s’achève.
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En concentrant l’essentiel
du récit à l’éclosion d’un tendre sentiment
entre Enid la lycéenne et Seymour le mange-disque,
Zwigoff fait voler en éclats au tiers du métrage,
le fragile enclos adolescent, hermétique au monde adulte,
dans lequel se déployait Clowes. Avec le personnage
de Seymour, sa passion pour le ragtime et le blues, ainsi
que son inébranlable misanthropie, c’est une version
" light " (les perversions sexuelles en
moins) du personnage de Robert Crumb qui est introduit dans
le monde incertain de Clowes. Le choix de Steve Buscemi pour
interpréter ce personnage achève la ressemblance,
mèche grasse sur le front et chemise étriquée.
Les quelques scènes émouvantes sont ainsi dues
à son talent ; conscient sans doute du rôle
de potiche qu’on lui fait jouer, il y affine sa science de
la grimace.
En balayant la promiscuité
sexuellement ambiguë qui caractérise l’amitié
des deux jeunes filles, le film réduit Enid à
sa dimension de " paumée ". Son
cynisme et sa lucidité, construits dans les comics
par la succession des conversations entre les deux filles,
deviennent ici des signes quasi-pathologiques. Dès
lors, les modifications apportées au scénario
du comics plaquent une direction sur un récit
fondé précisément sur la forme de la
chronique, autrement dit, dans une mise en équivalence
des événements ; cela pour permettre l’alignement
de saynètes lassantes autour de l’amour d’une fillette
pour un " vieux ". Mais ce détournement
atteint son acmé dans le point de vue globalement hostile
adopté sur les personnages féminins. Un comble
pour l’adaptation du récit d'une amitié entre
deux jeunes femmes ! Des stéréotypes féminins
grossiers (la professeur d’art plastique fofolle, la maîtresse
de Seymour hygiénique et sportive) sont introduits
par les auteurs du film, sans autre justification semble-t-il
que de surligner l’impossible épanouissement de son
héroïne dans une condition féminine adulte.
C’est un point de vue de vieux râleur un peu gâteux,
misogyne mais excité par les rondeurs de son héroïne
- très " crumbien ", donc -, qui
s’impose à la vision du film. Dès lors, pourquoi
Clowes a-t-il accepté cette anti-adaptation, dont le
projet semble être de dénier toute originalité
à son travail graphique, en la connectant sans cesse
à celle de son aîné, Crumb ?
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Titre : Ghost World
Réalisateur :
Terry Zwigoff
Scénario : Daniel
Clowes, Terry ZwigoffBasé sur la bande
dessinée de : Daniel Clowes
Photographie : Affonso
Beato
Acteurs : Thora
Birch, Scarlett Johansson, Steve Buscemi, Brad
Renfro, Illeana Douglas, Bob Balaban, Teri Garr,
Stacey Travis, Ashley Peldon, Sid Hillman, Daniel
Graves
Musique : David
Kitay
Production Studio :
Screm Gems
Producteurs : Lianne
Halfon, John Malkovich et Russell Smith
Festival : en compétition
à Deauvillle 2001
Distribution : Bac Distribution
Sortie France : 05 juin
2002
Durée : 1h 55
mn
Pays : Etats-Unis
Année : 2001
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