En somme, Abdellatif Kechiche filme
les adolescents de banlieues défavorisées françaises comme Todd
Haynes le fait avec la middle Class de banlieues américaines,
afin de décrire méticuleusement, à la manière d’un anthropologue,
l’infime dissonance qui existe entre la réalité vécue, et la
langue sensée rendre compte de cette réalité. Alors que Todd
Haynes joue sur l’alternance du langage policé de la convention
et du langage trash de la transgression, Abdellatif Kechiche
observe la conversion possible d’un langage a-signifiant brut,
éclaté et non conventionnel en une langue fictive mais opérante
(celle du jeu), puisqu’elle est à la fois le moyen d’un affranchissement
social et d’une existence plus libre.
Il y a par ailleurs
dans ce film la même préoccupation à l’œuvre que dans Mon
voyage d’hiver de Vincent Dieutre, seulement ici il ne
s’agit pas de transmettre un rapport au monde au sein d’une
même classe sociale mais d’une classe sociale à une autre.
La différence est de taille, et c’est à cet endroit précis
que le film parvient à convaincre et à toucher le plus. Car
ces adolescents tantôt jouent à être quelqu’un (et disent
par ce jeu la profonde envie d’être un autre) tantôt échouent
à être eux-mêmes. L’histoire d’amour dans la pièce de Marivaux
est destinée à devenir celle des deux protagonistes du film,
Krimo et Lydia. Seulement le jeu d’amour, le flirt auquel
se livrent Lisette et Arlequin n’a pas lieu entre Krimo et
Lydia, car Krimo ne sait dire ce qu’il sent ni en étant un
autre, ni même en étant lui-même. L’esquive, c’est
donc l’échec devant l’autre parole, ce pont qui relie réel
et fiction, altérité et identité, c’est le renoncement définitif
non seulement à communiquer mais à exprimer un sentiment -
le désir, le rire, le doute, etc. -, l’impossibilité d’exercer
une liberté aussi précieuse que rudimentaire, qui est celle
du langage. Au fond, l’Esquive est un film Barthesien
sans l’être complètement : il reconnaît que le langage
est d’autant plus fasciste qu’il fait défaut à celui qui l’utilise,
mais dans le même temps fait remarquer, qu’à l’inverse de
ce qu’écrit l’auteur de « Fragments amoureux »,
« je t’aime » n’est peut-être plus « socialement
baladeur ».
Titre : L'Esquive Réalisateur : Abdellatif
Kechiche Scénariste : Ghalya
Lacroix Dialoguiste : Ghalya
Lacroix Acteurs : Osman
Elkharraz, Sarah Forestier, Sabrina Ouazani, Hajar
Hamlili, Rachid Hami, Nanou Benahmou Monteur : Ghalya
Lacroix Producteur : Jacques
Ouaniche Production : Lola
Films, CinéCinémas Distribution :
Rezo Films, France Festivals : Festival
du Film de Belfort - 2003 (Grand Prix du
Long Métrage Français - Prix Gérard Frot-Coutaz
- Prix du Public) Date de sortie : 07
Janvier 2004 Durée : 1h 57mn Pays : France Année : 2002