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Ce souci de radicalité, on le retrouve
aussi dans le décor, puisque l’intégralité du film se déroule
dans le désert. Un accord profond s’établit entre le paysage
et le récit qui y prend place puisqu’ils ont en commun une
même tendance au vide et au dépouillement. Le spectateur
est immédiatement sensible à la nudité, l’austérité, l’aridité
du lieu, à sa monotonie ainsi qu’à son immensité. A l’évidence,
Gerry est travaillé par un désir des « grands
espaces » (de là le choix du format Scope), qui le
relie à une certaine tradition du cinéma américain, en premier
lieu le western.
Mais surtout le désert, matérialisation du vide, éloignement
des objets et des tentations, confère une dimension mystique
au film. Le désert incarne un absolu, qui fait de Gerry
un film proche d’une pièce existentielle à la Beckett, doté
d’un fort degré d’abstraction; au fond, il s’agit de tendre
à une ascèse intérieure et à une épure esthétique.
D’emblée, se débarrassant des oripeaux habituels de la fiction
américaine, Gus van Sant se concentre sur la pure action
physique accomplie par les personnages et qui fait la matière
du film : l’exercice de la marche, considérée en soi,
indépendamment de sa fonction dans le récit. Elle apparaît
comme une épreuve physique et mystique. De fait,
la quête des deux personnages, restant indéterminée (ils
doivent juste atteindre une certaine destination), prend
une dimension existentielle et métaphysique, qui se place
au niveau de l’être.
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Dans Gerry, Gus Van Sant,
en chorégraphe, ne semble pas avoir d’autre préoccupation
que de filmer le mieux possible deux corps (précisons :
deux corps jeunes et masculins) qui marchent. Il s’agit
de cadrer, de capter deux corps dans l’espace, et la mise
en scène de se mettre au diapason de leur mouvement, d’en
épouser intimement le flux. Il y a dans cette démarche,
si simple et si première, une façon de revenir à la vocation
originelle du cinéma : simplement, capter et reproduire
le mouvement en filmant un corps qui marche. Si Geery s’apparente
authentiquement à un « geste » de cinéma, c’est
que l’acte même de filmer est physiquement inscrit dans
le film, comme s’il en constituait l’un des sujets secrets.
La mise en scène, jamais figée, semble à chaque instant
se rechercher, s’inventer, chercher son propre mouvement,
sa propre vérité. Qu’on pense à ce magnifique et interminable
plan-séquence où les deux garçons sont filmés de profil
en gros plan. La caméra, cadrant d’abord le vide, semble
les chercher, puis, une fois à leur niveau, une fois le
cadrage juste trouvé, elle les accompagne très longtemps,
comme si le plan ne devait jamais finir.
C’est l’autre aspect esthétique éminemment remarquable de
Gerry : le travail spécifique sur le temps, sur le
rythme, empreint d’une certaine lenteur. Initiant un procédé
qu’il reprendra dans Elephant, Gus Van Sant s’emploie
à étirer le plan, à le creuser, à le prolonger plus que
de raison, au mépris de toutes les normes habituelles de
durée. C’est dire la dimension contemplative du film, produisant
peu à peu un effet hypnotique. Comme si, à l’écoute du désert,
le cinéaste ait voulu communiquer la sensation pure de la
durée, et nous donner le sentiment d’une plénitude, l’écoute
de l’être.