Mais si l’humour et la dérision sont
au rendez-vous, l’émotion est également présente, ne serait-ce
que dans les discussions éthyliques avec les disparus, tenant
à la fois de la confession intime et du monologue intérieur,
où la douleur liée à la perte d’êtres chers se mêle au folklore
de l’âme slave. Ces séquences servent moins à s’aventurer
du côté fantastique qu’à jouer sur une corde plus grave
en infléchissant le film vers la mélancolie, lui donnant
une gravité qui fait toute sa force. On pourrait cependant
les voir comme des transes chamaniques, servant de lien
entre le monde des Morts et celui des Vivants, où la substance
psychotrope serait l’alcool ou des champignons non comestibles.
Le personnage de Zaim est à ce sujet pathétique ; touché
à vie par la disparition d’un de ses enfants, il déambule
surarmé, hochant la tête en permanence comme un autiste,
persuadé que son fils avec lequel il s’imagine s’entretenir
est prisonnier de l’ennemi.
De ces scènes surréalistes semble
résulter le problème central des protagonistes du film,
marqués par une histoire sombre encore récente et parsemée
de deuils impossibles, dont on ne peut sortir qu’en revenant
à la vie réelle, en oubliant le passé et ses fantômes, en
tournant la page. Une page visiblement aussi lourde que
les débris du Pont de Mostar (4) …
(1) Le terme confessionnel « musulman »
a été ethnicisé en Yougoslavie sous le régime de
Tito, devenant peu à peu une nationalité particulière
au contexte bosniaque, d’où l’emploi du « M »
majuscule. En effet, dès la Constitution de 1974,
il désigna officiellement les Slaves ni serbes ni
croates de Bosnie, d’Herzégovine et du Sandzak,
islamisés sous l’Empire ottoman. Néanmoins, plus
ou moins influencés par des courants mystiques en
désaccord avec l’interprétation littérale du Coran,
comme le bektachisme chiite d’Albanie, bon nombre
de ces Musulmans n’ont que faire du rigorisme religieux.
Soufis, peu pratiquants, agnostiques ou athées,
certains n’hésitent d’ailleurs pas à boire de l’alcool
ou à manger du porc ! Depuis la fin de
la guerre, cette désignation tend de toute manière
à disparaître. L’anglais fait une distinction entre
« Bosnians » (habitants de Bosnie)
et « Bosniacs » (Musulmans). Localement,
on parle des « Bosanci » (habitants
de Bosnie) et des « Bosnjaki »
(Musulmans). La langue française, qui autorise toujours
« Musulman(s) », « Bosniaque(s) »
ou « Bosniaque(s) musulman(s) », semble
désormais accepter le néologisme « Bosnien(s) »
comme équivalent de l’anglais « Bosnians »…
(2) Signifie « République serbe ».
La République de Bosnie-Herzégovine comprend deux
entités autonomes. D’une part la République serbe
de Bosnie et d’autre part la Fédération de Bosnie-Herzégovine,
dite également Fédération croato-musulmane, croato-bosniaque
ou bosno-croate…
(3) Durant la Deuxième Guerre mondiale,
le mouvement des tchetniks de Draza Mihailovic constituait
la résistance monarchiste serbe, distincte et à
certains moments rivale des partisans communistes
de Tito. Les deux courants luttaient contre les
oustachis croates et les collaborationnistes musulmans,
alliés de l’Allemagne nazie. Pendant le conflit
bosniaque, le terme servit à désigner les groupes
nationalistes et paramilitaires serbes, coupables
d’exactions contre les populations civiles musulmanes
et croates…
(4) Érigé au XVIè siècle
dans la ville bosniaque de Mostar par l’architecte
ottoman Mimar Hajreddin, ce Vieux Pont, dit Stari
Most, séparait Croates et Musulmans avant la
guerre. Détruit en novembre 1993, sa reconstruction,
commencée en juin 2002, s’est récemment terminée.
Il doit être inauguré en juillet 2004…
Pjer Zalica : Né en 1964 à
Sarajevo, il suit des études de mise en scène à
l’Académie des Arts Scéniques de la ville. Il en
ressort diplômé et s’exerce derrière la caméra à
l’âge de 28 ans en réalisant plusieurs documentaires,
comme The Man Called Boat (1992),
School Of Military Skills (1993),
Godot Sarajevo (1993), Children
Like Any Others (1995), Mostar Sevdah Reunion
(2000) et surtout en co-réalisant MGM Sarajevo :
Man, God, The Monster (MGM Sarajevo :
Covjek, Bog, Monstrum, 1994), qui fut sélectionné
à la Quinzaine des Réalisateurs du 47e
Festival de Cannes et récompensé en 1995 dans d’autres
festivals. Il est également le metteur en scène
du court métrage Fin d’une époque trouble
(The End Of Unpleasant Times, 1998)
et d’une partie du documentaire collectif Made
In Sarajevo (1998). En tant qu’auteur, outre
la collaboration précitée et son propre film Au
feu ! (Gori vatra, 2003),
il co-signa LeCercle parfait d’Ademir
Kenovic (Savrseni krug, 1997) aux
côtés de ce dernier et du scénariste Abdulah Sidran…
Titre : Au feu ! Titre original :
Gori vatra Réalisateur : Pjer Zalica Scénaristes : P. Zalica Acteurs : E. Beslagic,
B. Diklic, S. Petrovic, I. Bajrovic, J. Zalica… Compositeur : Sasa Losic Directeur de la photographie
: Mirsad Herovic Producteur associé : A.
Kenovic, Z. Mehic, J. Platt & B. Simunac Directeur de la production :
Branko Simunac Distribution : Les Films
du Safran Sortie : 28 avril 2004