Aujourd’hui, quand on reconnaît à l’Institut
Lumière une espèce d’éclectisme de la programmation, je vous
assure que ce n’est pas forcé. J’aime aussi au premier degré
certains films grand public et populaires. Je n’ai pas attendu
que Quentin Tarantino aime les films d’André de Toth ou qu’Olivier
Assayas - respecté et respectable dans le monde de la cinéphilie
- loue certains films d’action hollywoodiens pour les aimer.
Aujourd’hui on assiste par exemple à une sorte de retour en
grâce de Claude Sautet. Pourquoi cela n’était pas possible
d’aimer les films de Claude Sautet à l’époque de leur sortie ?
Je ne comprends pas. On sait que la cinéphilie aime exhumer
et recouvrir de poussière, etc, mais ce n’est pas notre cas. C’est
notre métier de montrer. Si on veut choisir, on devient critique
de cinéma et l’on ne programme pas l’Institut Lumière !
Programmer c’est forcément distinguer certains films, c’est
une manière de donner à penser l’histoire du cinéma, et c’est
aux spectateurs de faire ensuite leur choix.
Objectif Cinéma :
Comment arrivez-vous, tout
en voyant plusieurs centaines de films par an, à garder
cette innocence du regard que n’ont plus certains critiques
présents au festival de Cannes ?
Thierry Frémaux :
Il existe, dans les festivals de cinéma à l’étranger, un enthousiasme
et une réactivité plus fortes qu’en France. Il existe aussi
un enthousiasme au festival de Cannes, mais il faudrait aussi
que les gens se laissent un peu aller. Il y a d’une certaine
manière un conformisme auteuriste en France dont on souffre
tous. Il est très curieux de voir d’ailleurs que certaines
personnes pouvant paraître dogmatiques à propos du cinéma
contemporain ne le sont plus quand on parle de l’histoire
du cinéma. Les films sont précédés de réputations. En France,
on donne souvent un peu le sentiment de jouer sa vie sur l’idée
que l’on a d’un film. Tout cela est un peu dépassé. Le cinéma
est un art jeune ! Dans l’histoire de l’art, on ne compte
plus les cas d’artistes non reconnus de leur vivant. Certains
académismes contemporains peuvent exister dans certaines revues
populaires défendant le cinéma populaire, mais aussi dans
d’autres revues défendant un certain cinéma d’auteur. Personnellement,
quand je vois un film d’Eisenstein, je sais que je ne vois
pas un film de Gilles Grangier, mais je ne dis pas « Gilles
Grangier, c’est bien, mais ce n’est pas Eisenstein ».
Je préfère les critiques qui aiment à ceux qui n’aiment
pas. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui doit m’expliquer
pourquoi je ne dois pas aimer quelque chose, je préfère quelqu’un
qui m’explique pourquoi je dois aimer ou pourquoi je suis
idiot si je n’aime pas. Et s’il arrive à me convaincre, en
me laissant prendre du temps, je suis heureux. Peut-être faut-il
un peu revenir à cette notion de plaisir. La cinéphilie est
le grand domaine des plaisirs coupables et des gens qui ont
du mal à avoir du plaisir, à ne pas trouver un truc drôle
tout de suite ou alors des années après, c’est dommage. C’est
pour cela qu’il est très difficile de montrer des comédies
à Cannes parce que les gens disent « qu’on ne va pas
à Cannes pour voir ça ».