En s’individuant,
Basile induit aussi la redynamisation mythologique
d’un espace voué à la désertification, à l’extinction. On
ne s’arrache pas aussi facilement du cœur de ses origines
sociales (et quand on s’en arrache, tout paraît alors
unheimlich comme disait Freud, étrange, c’est-à-dire
plus du tout comme à la maison dans une traduction littérale)
: les nains de jardin, la « Fuego » rouge, le Guignolet,
L’Huma, le bonhomme de neige, la sapin de Noël, le
rock du samedi soir, les surnoms foireux entre copains, les
couleurs fluo, la B.D. participent d’une culture populaire,
habituellement évincée en province des représentations dominantes
mais qui ici fait retour, accompagnée des restes d’un cinéma
de genre (moribond en France) dont la présence vaut aussi
pour être parasitée par cette culture-là. L’étrangeté vaut
dans les deux sens, d’abord de voir aujourd’hui un cinéma
de genre, dont le déclin neutralisé est décliné au pluriel,
et surtout encore possible à l’intérieur d’un cadre culturel
populaire, ensuite de voir également et dans le même temps
des lambeaux de culture populaire ragaillardir le cinéma de
genre, quel qu’il soit. Le Tarn devient alors, le temps d’un
film, le centre d’un monde qui s’est considérablement rapetissé
depuis cinq siècles de mondialisation (on devrait parler plus
justement d’occidentalisation du monde et Guiraudie en livre
une version à l’occitane : « l’occitanisation du
monde » !).
Ce goût prononcé pour l’art mineur
(explicité par Gilles Deleuze concernant la littérature)
chez Guiraudie lui fait pour le coup partager plus d’une
affinité avec l’auteur (cyniquement mésestimé par tous les
« professionnels de la profession » : producteurs
comme critiques) du récent et tonifiant Le Furet,
Jean-Pierre Mocky. En 2003, le seul intérimaire aura été
vu chez Mocky et le seul étudiant-surveillant (c’est le
personnage d’Igor qui se demande comment il peut vivre avec
seulement 5000 balles par mois) chez Guiraudie : la
précarité qui en France concerne plusieurs millions de personnes
n’aura dans le cinéma français été identifiable que dans
deux films seulement (il y a une bataille idéologique à
mener ici).
C’est parce que Mocky et Guiraudie (on aurait pu ajouter
le nom de Jean-Claude Biette) sont eux-mêmes des précaires
du cinéma dont l’existence (minoritaire en terme idéologique,
majoritaire en terme économique) est encore plus fragilisée
avec le recul financier de Canal Plus et surtout avec la
pseudo « réforme » inique du régime de l’assurance-chômage
des intermittents du spectacle signée fin juin 2003. C’est
un cinéma typique de l’amateurisme, au beau sens du terme :
cela se voit sur l’écran, Guiraudie s’amuse, et cette joie
enfantine qu’induit tout bricolage pris en charge comme
tel et jamais dénié réjouit (la précarité, Guiraudie en
rend compte, en joue, la combat ou bien s’en sert pour en
faire une force et il ne se plaint jamais). Cela ne doit
pourtant pas empêcher de noter un relatif statisme de l’esthétique
guiraudienne (le labyrinthe dans le film, c’est aussi le
symbole de cela, d’un piétinement réel), de ses ambitions
formelles et politiques qui ne (le, nous) font pas plus
avancer, en-deça des pas de géants que représentent les
plus stimulantes œuvres qui précédent Pas de Repos pour
les Braves.