Ce type de sujet, en prise avec l’actualité
sociale et économique, fait souvent l’objet de films documentaires
mais l’avantage de la fiction, c’est d’incarner, à l’intérieur
d’un itinéraire individuel, les contradictions qui déchirent
la société, à savoir le conflit, généré par le capitalisme,
entre deux exigences, deux codes de valeurs, deux visions
du monde parfaitement antagonistes, et c’est bien entendu
un conflit de classes. On retrouve le schéma classique et
tragique de la double appartenance, propre au roman historique
comme l’a montré Georg Lukacs, et qui était déjà explicitement
utilisé dans Ressources Humaines de Laurent Cantet,
film comparable à bien des égards. Pas d’histoire sans affrontement,
pas de fiction sans friction. Notre consultant, en effet,
est mis face à un dilemme moral, qui constitue le nœud
même de l’intrigue du film. A l’origine du récit, ce personnage
apparaît doté de qualités morales : il fait preuve d’humanité,
de générosité, et même d’un certain esprit chevaleresque lorsqu’il
défend une jeune femme importunée dans le métro tel un chevalier
allant secourir la veuve et l’orphelin. D’un coté, cette bonté
naturelle lui fait prendre conscience de l’horreur du travail
demandé ; de l’autre, son ambition, ou plutôt son réalisme,
son souci d’intégrer les règles et de se couler dans le moule,
lui enjoignent de faire son boulot jusqu’au bout. Par ailleurs,
la liaison qu’il noue avec Eva, jeune mère célibataire d’un
milieu très modeste, lui permet de garder un lien avec l’autre
classe (les dominés) : cet artifice de fiction inscrit
dans le récit la double appartenance, en alternant les scènes
de bonheur privé et les scènes de la vie professionnelles
A cet égard, signalons que les scènes entre X et B, même si
elles se justifient, ne sont pas les plus réussies, et souffrent
d’un coté parfois platement décoratif. Moutout n’a pas donné
assez d’épaisseur à ce personnage, et on regrette un peu qu’il
ne donne pas plus de puissance dramatique au conflit qui va
fatalement opposer les deux amants.
A vrai dire, ce qui intéresse d’avantage
Moutout, et constitue la clef de voûte du film, c’est bien
la relation, de maître à élève, entre Lucas et Rénier (c’est
le vrai couple du film). Le film adopte ici clairement le
schéma du récit initiatique, et nous dévoile les ressorts
d’une éducation « capitaliste ». Car Violence
des échanges raconte l’histoire d’une transformation :
l’histoire d’un jeune homme qui perd sa virginité « morale »,
c’est-à-dire son innocence, et très significativement, à la
fin du film, son chef lui dira que cette première mission,
si dure et inhumaine, était un véritable dépucelage. Précisons :
la virginité, c’est ce qui est du côté des sentiments, de
la féminité, associée à des valeurs de douceur et d’authenticité :
pas étonnant que Moutout entoure Philippe d’un véritable cocon
féminin (sa copine, la mère, la fille) . De fait, l’éducation
capitaliste est bien une affaire d’hommes. On y apprend l’art
du mensonge, de la dissimulation, de la manipulation et même
de l’intimidation. Certes, le personnage joué par Laurent
Lucas a, lui aussi, une famille, mais il la conçoit de façon
bien fonctionnelle, subordonnée à son travail (« Avec
la pression qu’on a, la famille c’est important »). Et
le film, de façon implacable, montre comment un jeune homme
a priori bon et sympathique, mais un peu tendre, doit renoncer
à sa sensibilité, son humanité et devenir un dur, un salaud
afin de jouer le jeu capitaliste. Dès lors, l’histoire d’amour
avec B est vouée à l’échec : elle se termine très sèchement.