La première scène se passe donc dans
un zoo, fréquenté par des promeneurs insouciants. On entend
un orgue de barbarie. Une panthère noire agressive tourne
en rond dans sa cage. Prés d’elle, au premier plan, une jeune
femme dessine l’animal sur de grandes feuilles blanches quelle
déchire, mécontente, l’une après l’autre. En voulant jeter
un de ses croquis ratés dans la poubelle située un peu plus
loin, elle rate sa cible. Le papier tombe aux pieds d'un homme
qui le ramasse et le jette dans la poubelle, en montrant un
écriteau où est écrit " Que personne ne puisse dire :
tout ici était beauté avant votre venue ". La jeune femme
le remercie du regard. L’homme la rejoint, rattrape de justesse
un autre papier froissé et le jette dans la poubelle avec
succès. A cette scène de comédie muette succède un bref dialogue
savoureux entre les deux personnages, basé essentiellement
sur les interrogations de l’homme quant à l’activité sociale
de la jeune femme. Il l’imagine artiste, elle n’est que dessinatrice
de mode : seul élément informatif de cette scène paraissant
classique au premier abord.
La deuxième séquence est un travelling d’accompagnement des
deux personnages dialoguant ensemble. Après une séquence elliptique
où ils se sont présentés l’un à l’autre, la discussion tourne
autour du nom de la jeune fille, Irena Dubrovna, un nom d’origine
étrangère suscitant une interrogation chez le personnage masculin.
Elle l’informe de son origine serbe. La scène de séduction
qui suit a un ton de comédie légère. Elle a une dimension
anecdotique : il lui demande d’épeler son nom, ce qui lui
permettrait, dit-il, " de lui écrire pour lui demander
de prendre le thé avec elle ". Arrivé devant chez elle,
elle lui propose justement de monter prendre une tasse de
thé, proposition à laquelle il répond affirmativement, tout
en ajoutant malicieusement " comme vous simplifiez la
vie !".
Cette scène donne une indication sur
le caractère " américain moyen " du personnage de
Reed, apparemment incapable de faire l’effort de compréhension
d'un nom étranger. Le spectateur (américain à l’origine) s’identifiera
d’autant plus facilement avec lui, comme le prouve son effacement
personnel (on ne connaît ni son prénom, ni sa profession)
et ses interrogations à propos de la jeune fille, semblables
à celles du spectateur. Son étonnement devant le luxe apparent
de l’intérieur de l’immeuble (" je m’émerveille de ce
qu’on découvre derrière une façade ! ") confirme son
appartenance sociale.
Elle est également révélatrice
des rapports qui vont immédiatement s’instaurer entre les
personnages. Elle est basée sur une opposition homme/femme,
avec l’idée que la femme est beaucoup plus directe et pragmatique
que l’homme. On peut simplement se demander si l’idée contenue
dans cette phrase d’une supériorité de la femme sur l’homme
relève d’un modernisme féministe ou quelle suggère l’aspect
surnaturel de cette femme, ce qui lui donnerait alors un ton
ironique. Cette impression de supériorité est cependant accentuée
par la mise en scène de Tourneur, par un plan figurant à la
fin de la troisième séquence : après avoir pris le thé chez
Irena, Reed descend le grand escalier. Les plans de sa descente
progressive alternent avec un plan moyen de la jeune femme
restée en haut. Contre toute logique qui voudrait la voir
en contre-plongée (par le regard subjectif de Reed, auquel
le spectateur est donc identifié), Irena est représentée presque
frontalement, le regard simplement baissé, comme regardant
sa proie.