Cependant, le dialogue déroutant
mis en place par Hitchcock ne se cantonne pas seulement à
cela. Très présent dans l’humour, il ne renforce que davantage
l’élaboration du suspense. Ainsi, lorsqu’Alice change trois
fois d’avis sur la question du cinéma, on ne voit pas très
bien où elle veut en venir. La scène est amusante, mais le
pourquoi de sa réaction reste mystérieux, jusqu’à l’arrivée
du peintre. Plus tard, chez lui, elle rira à deux reprises,
comme pour faire oublier qu’il va sûrement se passer quelque
chose de crucial.
Mais, déjà, Hitchcock pousse
l’humour plus loin. Plus noir. Par exemple, dans la scène
au cours de laquelle la mère d’Alice dit, en lui apportant
son café : « On dirait que tu n’as pas fermé l’œil de la nuit».
Effectivement... sa fille vient de rentrer, après s’être presque
faite violer, et avoir assassiné un homme... Et, histoire
d’enfoncer le clou, Mrs White enchaîne directement sur la
question dudit meurtre. Tandis qu’on se prend déjà à penser
qu’elle a tout découvert. Humour noir s’il en est, au moment
où la femme de ménage téléphone au policier, pour lui fait
part de la mort du peintre. Ils ont quelques difficultés à
se comprendre. Et les voilà partis dans un dialogue de sourds
assez comique, alors qu’ils parlent d’un cadavre... Quant
aux deux blagues du gardien, au début et la fin du film, elles
ne détendront guère plus l’atmosphère : la première accentue
la distance entre Alice et Frank, tandis que la seconde met
en valeur le malaise de la jeune fille. Car, le tableau qu’elle
a déchiré l’accuse, ou du moins la culpabilise, pour la deuxième
fois. En réalité, l’effet «insolent» est produit par la mise
à l’écart d’un des trois personnages, Frank puis Alice, dans
chacune des deux séquences.
Intrigue
Si le son permet de nourrir
le suspense, toujours est-il qu’il a facilement été intégrable
au film grâce à la solidité de l’intrigue.
Le scénario de Chantage
est tissé autour d’une large question, reposant sur un conflit
entre l’amour et le devoir. Cette question est appuyée par
trois personnages principaux, presque tout au long du
film. Deux sont permanents : Alice et Frank. L’autre, double
et éphémère, sera incarné par le peintre, puis par Tracy.
Le second intervenant ici à la mort du premier, avant de mourir
à son tour. La substitution n’est pas brutale. La scène se
déroulant dans la rue, au pied de l’immeuble de l’artiste,
tient lieu de transition. Quoi qu’il en soit, un personnage
est constamment présent entre Alice et Frank.
Et à ce trio principal font
écho, pendant tout le film, d’autres personnages, présentés
par trois à l’écran. Il s’agit des deux policiers avec le
gangster au début, du gardien en compagnie de Frank et d’Alice
à deux reprises, mais aussi de la jeune fille et de ses parents,
etc.
Au demeurant, la vraie question
est donc : Frank va-t-il écouter sa passion ou sa raison ?
Et elle ne concerne en rien le traditionnel «Whodunnits» (=«Qui
a tué ?»), car on sait qu’Alice a commis le meurtre. D’entrée
de jeu, le conflit qui ronge Frank est en suspens, pour deux
raisons. La première est qu’au tout début du film, il procède
à une arrestation en règle. C’est-à-dire, message de source
officielle concernant le gangster, menottes, interrogatoire,
identification et mise en prison. Rien n’est bâclé : l’interrogatoire,
vu l’ellipse sur le cendrier, semble durer. Donc, aucun signe
de corruption chez Frank. La seconde raison, c’est que si
Frank semble respectueux du devoir, il semble aussi très amoureux
d’Alice. Ainsi, ne cédant pas à la jeune fille sur la question
du cinéma dans un premier temps, il est bientôt pris de remords
et paraît vouloir s’excuser. D’ailleurs, la tête déconfite
qu’il fait en la voyant sortir au bras du peintre illustre
bien son attachement pour elle. Le conflit sera d’autant plus
fort chez Frank qu’Alice a hésité. Et s’il lui avait cédé,
en allant finalement au cinéma avec elle, elle ne serait jamais
partie avec le peintre. Par conséquent, elle ne l’aurait pas
tué. Il en va donc ici de la responsabilité et de la culpabilité
de Frank, qu’Hitchcock laisse très subtilement planer.
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