Le réalisateur Jean Fléchet
filme ces entretiens « non préparés ». Il
prend soin de « placer la caméra au mieux, afin de
saisir la manière dont les corps sont animés d’une pensée ».
L’idée est assez neuve en 1965. Si les professeurs interrogés
s’expriment régulièrement devant un auditoire d’étudiants,
c’est exclusivement par le livre qu’ils s’adressent jusqu’alors
au grand public. Là, l’objectif les met en demeure d’exister
pour la première fois devant lui en une parole et un corps.
Aron, Hyppolite et Canguilhem,
déjà reconnus – ils sont tous trois professeurs au Collège
de France ou à la Sorbonne… –, ne sont guère troublés
par le dispositif. Ricoeur, lui, est plus mal à l’aise :
corps en retrait, regards fuyants, rictus d’angoisse dès le
premier plan. Quant à Serres, le plus jeune de la bande (il
est alors âgé de 35 ans), il réalise immédiatement les potentialités
de ce nouveau média, nourrissant régulièrement de ses regards
appuyés la caméra.
Mais la plus belle réussite
visuelle réside sans doute dans les entretiens avec Michel
Foucault, réunis sous le titre Philosophie et psychologie.
Là, le philosophe est filmé par une succession de gros plans.
Gros plans sur la tête qui dodeline, secouée par les va-et-vient
saccadés du buste. Le regard est concentré, dirigé vers le
sol ; il se relève parfois vers son interlocuteur comme
pour mieux l’ajuster. Le boxeur n’est pas loin, et on se demande
si la philosophie n’est pas, elle aussi, un sport de combat.
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Gros plans, ensuite, sur
les mains. Les mains qui s’abattent sur la table en des gestes
fermes et précis, phalanges tendues, parfois un index se dresse
et se désolidarise des autres doigts. Foucault, chirurgien
de l’âme, semble alors découper les concepts au scalpel. Enfin
le plan s’élargit et, entre deux répliques, le penseur se
relève légèrement, replace d’une chiquenaude sa veste derrière
son dos, finit par rapprocher sa chaise de la table en un
toussotement. Là, c’est l’analogie visuelle avec un pianiste
qui est frappante, un pianiste inspiré qui aurait choisi d’introduire,
entre deux mouvements, une respiration.
Que retient-on de ces images
dont la visée est, rappelons-le, pédagogique ? La réponse
est double. Soit la parole est effectivement rythmée par les
mouvements du corps et par le ton de la voix ; un phénomène
itératif des phrases et des mots se met alors en place et,
indéniablement, ceux-ci s’inscrivent dans la mémoire du spectateur.
Soit l’information audiovisuelle est pauvre et le discours
monotone ; pour comprendre, on est alors contraint de
se raccrocher aux opportunes récapitulations auxquelles Badiou
s’adonne avant de poser chacune de ses nouvelles questions.
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La quintessence de ces enseignements
est probablement livrée vingt-deux ans plus tard par Gilles
Deleuze, au cours d’une conférence filmée qu’il donne devant
les étudiants de la Femis. Là, on voit et on entend le penseur
regarder tantôt le public, tantôt la caméra, respirer, reprendre
son souffle, se lancer dans une nouvelle harangue où il engage
les épaules dans la parole, enfin, après avoir répété son
idée précédente, aboutir à une nouvelle question. Son interrogation
finale reste d’ailleurs entière, elle se résume par le titre
même de la conférence : « Qu’est-ce qu’avoir
une idée au cinéma ? ».
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