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DEUXIEME ETAPE

Qu’est-ce que penser en cinéma ?

De la programmation « Images de la pensée » à l’auditorium du Louvre en octobre dernier (1), on retiendra notamment ces propos de Paul Ricœur qui, dans un entretien filmé avec Alain Badiou, pose d’emblée : « Nous pourrons analogiquement parler de langage pictural dans la mesure où nous pourrons traiter comme articulé un modèle qui n’est pas articulé selon le mode phonique (…) Or nous ne connaissons pas de civilisation où des arts sont apparus sans être jalonnés par un discours articulé » (Philosophie et langage, Jean Fléchet, 1965)

Objectif Cinéma (c) D.R.

S’il est vrai qu’on peut penser en cinéma, selon Ricœur, ce serait donc par l’intermédiaire d’un langage pictural qui dériverait du langage écrit. Après visionnage des films présentés lors d’«Images de la pensée », deux tentatives pour élaborer un tel langage sautent aux yeux. Celle du très bibliophile Jean-Luc Godard qui, dans JLG par JLG (1995), tente un « autoportrait de décembre » où il retrace à travers les livres qui l’ont marqué son parcours d’auteur de cinéma. Celle de Samuel Beckett dans Film (1966), moyen-métrage quasi-muet présenté en ouverture de la programmation. Là, en s’appuyant sur la présence corporelle de la star du muet que fut Buster Keaton, l’auteur irlandais poursuit en cinéma une recherche théâtrale qui, de En attendant Godot (Minuit, 1952) à Fragments de théâtre (Minuit, 1978), se fit de plus en plus avare de mots.

On voit alors défiler d’autres images, ornées par des corps terriblement présents à l’écran. Celles de Gary Cooper, par exemple, un comédien opaque, au visage inexpressif, aux rôles monolithiques que Capra avait un jour utilisé pour incarner L’Homme de la rue (1941). Ce corps anonyme, on le retrouve au générique de L’extravagant Monsieur Deeds (Frank Capra, 1936) et de Le Rebelle (King Vidor, 1949), deux films projetés au cours de la programmation « Images de la pensée ». A l’image, la pensée s’incarnerait-elle surtout dans un corps ?

  Objectif Cinéma (c) D.R.

Tous les auteurs ne prennent pas ce parti. Dans Images du monde et inscription de la guerre (1988), le cinéaste allemand Harun Farocki relate l’histoire d’un arpenteur du XIXe siècle qui, voulant éviter de répéter sa chute d’un clocher dont il devait évaluer la hauteur, se mit à en prendre des photos afin de le mesurer indirectement sur le cliché. « Les gens ont commencé à photographier parce qu’ils ne voulaient pas se risquer sur le terrain », remarque le cinéaste, avant de se lancer dans un commentaire sur l’histoire de l’écriture. L’argument de Farocki est convaincant : ne pas vouloir se risquer sur le terrain et pourtant désirer rendre compte du réel, voilà probablement une des motivations par laquelle on se fait écrivain. Dans le schéma du cinéaste, la photo, le photogramme deviennent l’élément original, le signe d’une écriture picturale en voie de constitution. A partir de ces photos montrées à l’écran une fois, puis une autre, puis encore une troisième fois, enchaînées à des séquences filmées et montées avec des commentaires off, Farocki entreprend d’inventer un langage qui « ne fonctionne pas de manière déductive » mais qui, à l’inverse, « montre plutôt les choses sous divers angles afin de faire émerger un sens ».