Grandrieux échoue à filmer
ces scènes de meurtre, ni elliptiques, ni frontales, adoptant
la position tiède de celui qui voudrait montrer mais répugne
à le faire. S’il l’accompagne d’un vrai talent plastique,
cette manière de filmer les meurtres n’est pourtant pas fondamentalement
différente de celle qu’on peut voir dans un épisode de Hollywood
Night le samedi soir sur TFI. On trouve, dans ces téléfilms,
le même désir contraire de montrer pour appâter le chaland
et, dans le même mouvement, de ne pas montrer par puritanisme,
en une sorte d’abstraction figurative. Ces scènes, chez Grandrieux,
ne sont pas immorales ou scandaleuses, elles sont au contraire
très frileuses, parfaitement inutiles à la fiction – si ce
n’est d’une manière strictement scénaristique, afin de bien
nous faire comprendre que cet homme est un serial killer –
sans regard – cette sorte d’abstraction hésitante, très belle
formellement, mais qui nous montre quoi ? – et finalement
sans enjeux – le strict point de vue de l’homme empêche la
souffrance des victimes de parvenir jusqu’à nous, et cette
mono-vision se révèle très vite stérile. Ne reste que l’ennui
d’une répétitivité jamais problématisée.
|
|
|
|
C’est que Grandrieux ne s’intéresse pas
à la fiction. Il propose au contraire un carcan de fiction,
et aurait sans doute gagné à l’évincer au profit de ces blocs
de sensations qui pointent quelques fois au-dessus de ce récit
chétif, et laissent parfois espérer l’émergence d’un sombre
cauchemar torturé, pas nécessairement intelligible. En l’état,
la fiction est bien pauvre, réduite à ce qu’elle a de plus
caricatural. Une vraie fiction de téléfilm sous le verni d’une
plastique expérimentale. Grandrieux qui, le premier, fustige
les cinéastes « psychologiques » comme Chabrol ou
Truffaut, se fourvoie dans un étalement psychologique poussif,
une couche de beurre psychologique sur une tartine de convention.
Le film traîne son lot de figures imposées comme autant de
fardeaux. Les beaufs (plus caricatural, tu meurs) ; la
famille : la sœur, extravertie, sensuelle, blonde, ronde,
contrepoint trop parfait de Claire, une réunion de famille
là pour signifier que Claire est une solitaire, telle une
lanterne rouge clignotant au-dessus de sa tête – il existait
des façons plus subtiles de l’exprimer, par l’image d’abord,
et pas forcément par le scénario ; une leçon de choses :
une femme d’âge mûr faisant part de son expérience amoureuse
à Claire la novice, grand moment de ridicule, dégoulinant
de psychologie téléfilmée, sans rapport aucun avec The
Dead [1] de Joyce, puisque dans l’un il y a un
enjeu – une femme raconte à son mari un amour perdu, lui laissant
comprendre qu’elle ne l’a jamais vraiment aimé – dans l’autre
aucun – il n’existe entre Claire et cette femme absolument
rien, sinon une complicité féminine très compassée ;
le tour de France : ah, le symbole du tour de France,
cette « chose » typiquement populaire. Bref, un
catalogue non pas d’archétypes (un archétype ça se travaille),
mais de clichés au simplisme confondant. Assez maladroite
aussi, est cette curieuse volonté de vérisme apposée à même
ces figures – Grandrieux cherche très clairement à rendre
ces figures vraies, à la manière d’un Pialat (sic !)
comme le montre la réunion de famille ou la soirée avec les
beaufs – en porte-à-faux avec la nébuleuse psychologique dont
Grandrieux entoure son tueur. Le commun des mortels serait
donc intelligible, à la différence de Jean, le héros assassin,
ou de Claire la vierge. Les extrêmes sont trop beaux pour
qu’on les dévoile, les autres par contre…Triste vision de
l’humanité ! On avait reproché cela au film de Laetitia
Masson, A vendre, pourtant Masson évitait le surlignage
psychologique par quelques curieux détails : les personnages
– même secondaires – sous leurs aspects conventionnels, nous
échappaient totalement.
Grandrieux ferait bien de
revoir les films de Godard pour comprendre ce qu’est une fiction.
Car le cinéaste franco-suisse à toujours fait de la fiction,
mais à sa manière très personnelle. Godard a très bien compris
qu’une fiction de cinéma, c’est le récit formé par un montage
d’images, que la fiction ne vient pas de la présence de figures
surajoutées (les beaufs, la famille…), là pour faire
fiction. C’est toute la différence entre être fiction
(par le montage, la narration, le récit en image) et
faire fiction (selon un réflexe pavlovien qui voudrait
qu’on accumule personnages et péripéties pour donner l’illusion
d’un enjeu de narration).
|