Sombre échoue précisément
là ou il souhaitait rejouer le cinéma sur des rives nouvelles :
la narration et son corrélat, la gestion du temps. Le désir
d’expérimentation à l’œuvre dans ce film, concentré sur le
traitement de l’image et sur des instants particuliers, n’affleure
jamais la narration, dont les ressorts esthétiques sont pour
le moins timides. Pourtant, au cinéma, l’expérimentation portée
à son point d’incandescence, est peut-être celle qui infiltre
le mouvement du récit, pour tordre, étirer, rétracter, inverser,
hacher, se laisser porter par l’exploration de ce qui rend
le cinéma si différent de la littérature et de la peinture,
c’est-à-dire le temps. Les cinéastes dont le cinéma est gorgé
de tentations expérimentales ont tous trituré le temps afin
de le recréer : Godard, Marker, Resnais, Antonioni, Rivette,
Michael Snow, Andy Warhol, Wong Kar Wai, Sharunas Bartas,
Todd Haynes, David Lynch, Hou Hsiao Hsien… la liste serait
sans fin.
On ne trouve jamais, dans
Sombre, cette préhension du temps, un imaginaire de
la durée, un temps construit et singulier. Au contraire, la
fiction de pacotille à laquelle Grandrieux semble vouloir
s’accrocher est à la fois le symptôme et le vecteur de cet
échec. Le symptôme : vouloir de cette fiction à tout
prix est, d’une façon évidente, le moyen d’éviter la confrontation
à un temps fait d’une matière strictement cinématographique.
Le vecteur : cette fiction, pauvre en termes d’enjeux,
pauvre en termes de construction – elle ne peut même pas prétendre
au minimalisme – est cela même qui empêche le film de s’épanouir
dans une expérience inédite de la temporalité. Sombre
peine à s’inscrire dans l’hypothèse d’un renouvellement du
cinéma, parce qu’il croit que c’est en racontant quelque
chose qu’on fabrique de la durée. Il trouverait plutôt sa
place aux côtés des expériences plastiques. Pas davantage.
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De Grandrieux, véritable
plasticien, on se dit néanmoins qu’il pourrait être un grand
cinéaste. Par saccades seulement, lorsqu’il enregistre des
instants qui confinent au sublime : ce début hallucinatoire,
où deux courtes séquences voient se succéder la mort d’un
crépuscule et la naissance d’une terreur, dont l’effet de
collage est aussi saisissant qu’un bris de verre inattendu ;
un après-meurtre au clair de lune, sur une falaise que borde
la mer, où vient poindre la mélancolie et la solitude d’un
loup criminel ; ou ce souvenir d’enfance dans le contre
jour d’une montagne écrasante de soleil, aveuglante et monstrueuse.
Ces rares instants de génie ou percent, sous la sensation,
une angoisse profonde, Grandrieux les obtient par la seule
puissance de l’audio-vision, abandonnant momentanément ses
velléités de fiction pour ne créer qu’un corps d’images et
de sons. Le carcan artificiel du « raconter quelque chose »
s’étiole alors brièvement pour laisser place à une emprise
quasi physique sur le temps : dans ces séquences il ne
se passe, en terme de péripéties, strictement rien, mais on
est enfin happé par quelque chose qui dure. Car en
fin de compte, c’est de cela dont souffre Sombre. Un
manque manifeste du sens de la durée. Une durée trop souvent
subordonnée à ce qui est raconté. Mais Grandrieux ne sait
pas raconter. Et, de Godard à Spielberg (qu’on pardonne ce
raccourci), raconter, au cinéma, c’est toute une histoire.
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1) La comparaison à
The Dead, dont John Huston fit une très
belle adaptation, est évoquée par Raymond Bellour
dans le numéro de Trafic, Hiver 99.
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