En outre, la réflexion sur
l'exil s'établit dans une perspective ralentie du
déplacement. Lors de la scène du taxi, Wong
Kar-waï utilise le ralenti et le genre musical national,
le tango argentin (ici, un morceau d'Astor Piazzolla). Le
morceau de tango langoureux qui s'enclenche se présente
idéalement comme l'illustration musicale de la nostalgie
du déraciné. Le cinéaste prolonge des
moments d'attente passive (scène de l'hôpital)
ou saisit un instant d'épanchement amoureux (dans
le taxi) qu'il dilue aussitôt dans le ralenti. Ce
court instant met en saillie l'épanchement (l'effusion
de Wing) sur l'épaule de l'autre. Se produit ainsi
une suspension temporelle, un moment de flottement général
que traduit le ralenti, produisant un changement rythmique
et un changement de régime d'image. De telle sorte
que le mouvement de l'effusion imprimerait son tracé
ascendant à l'image, restituant sa lenteur abstraite
et sa courbe en pointillés.
Wing est donc un exilé à trois dimensions
: n'y a-t-il pas pour lui, une triple impossibilité
à son intégration individuelle, sociale et
amoureuse ; mais plutôt une désintégration
continue ? Son décalage physique sur l'épaule
de Fai, figure du déracinement, explique la disjonction
entre le monde et l'exilé, son déplacement
originel (l'immigration) réactualisé dans
l'errance citadine, ainsi que son enfermement amoureux (figure
de l'exil).
Entre vitesse dans la ville (les
voitures en accélérées) et flottement
temporel (la scène du taxi), Fai et Wing se figent
et s'abîment dans un exil insituable. Une autre suspension
spatio-temporelle s'opèredans les rues de
Buenos Aires, dans la régulation mécanique
des voitures en accélérées, mouvement
qui paraphe tout le cinéma de Wong Kar-waï.
Ce flottement musical qui s'instaure temporellement (une
horloge passe en un instant suivi et continu de 20.30 à
21.00), résulte d'un double état d’éveil
; inversion symétrique d'un éveil vers l'autre
traduite ici par un refus du champ-contrechamp, perte de
la subjectivité par la transgression interdite de
la règle des 180°. Fai et Wing semblent deux déracinés
de l'espace-temps argentin et du changement de fuseaux horaires.
Une figure récurrente du déphasé le
suggère : le regard vers l'autre, presque perdu,
signe d'une dépendance muette sans retour. Accélérer
follement la circulation de Buenos Aires permet ainsi de
" matérialiser simultanément le passage
du temps et l’impossibilité de retrouver un lieu.
" (1)
Dans Happy together, les
deux héros mélancoliques, exilés et
réfugiés dans une terre lointaine, rêvent
" d'un " ailleurs " qui les ramènerait
vers eux-mêmes " (2), les chutes d'Iguazu,
point de mire utopique de leur recherche identitaire et
géographique.
Une lampe avec un abat-jour dont
le motif est une cascade, symbolise les chutes et cristallise
l'idée de paradis perdu. Entrer dans l'image des
chutes et en restituer la plainte, l'écoulement :
tel est l'objectif des héros, à l'image de
l'ornement de la lampe, deux figurines regardant les chutes.
Motif obsessionnel du film, métaphore en abyme de
la quête élégiaque (existentielle et
plaintive) du lieu, la lampe métaphorise le Lieu
des lieux, le non-lieu. Happé dans les chutes, Fai,
qui y est parvenu seul, contemple l'essence du lieu (les
éléments, le ciel, l’eau) et l'essence plaintive
de son être. Face au ciel qu'il touche presque et
au réel qu'il touche enfin, il pleure, découvre
ses tourments et s'en libère. Immobilité de
l'univers face aux yeux embués de Fai, présupposé
d'une essence abolie rendue " à l'existence
comme perpétuelle re-création " [3] .
" On voulait voir les chutes mais on s'est perdu "
dit-il au début : les chutes sont donc le point d'accalmie,
une terre promise mettant fin à la mosaïque
flottantes d'images mentales. L'élégie du
lieu transparaît sur la peau de l'exilé : à
l'attraction harmonieuse se joint la puissance de
contemplation et le pouvoir hypnotique produit par
les chutes, formant ainsi une idéale fusion cosmique.
Obsession de l'autre, obsession du lieu. Fai hante le "
tango bar " autour duquel gravitent Wing et
ses amis ; il tente par la suite de l'oublier dans l'ivresse,
et l'agonie au seuil du lieu. Zhang se rend au café
où il allait avec Fai ; l'espace (perceptif) où
écouter les gens sans les regarder (" On voit
mieux avec les oreilles " dit Zhang) équivaut
à écouter les lieux sans les voir.
La fragmentation de l'espace et sa fonction métonymique
(Wing autour du " tango bar ", la voix absente
de Fai au café, la photo de Zhang), ainsi que la
circulation triangulaire autour et au sein des lieux renvoient
ainsi à l'absence d'une altérité (quête
de soi, quête de l'autre).