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Objectif Cinéma (c) D.R.

A partir de la masse de faits et d'actes que représente toute biographie, le scénario procède par coupes brutales, multipliant les ellipses et les ruptures dans le continuum temporel. Parti pris d'un récit lacunaire, plein de trous, permettant une approche fragmentaire, éclatée du personnage. A la fin, on est assez étonné d'apprendre que l'histoire qu'on nous a racontée se déroule sur plus d'une année (d'autant que Kahn ne chronomètre pas le déroulement des faits). Ainsi, dans toute la première partie, on ne montre Roberto Succo que sous l'angle de sa relation sentimentale avec Léa, laissant volontairement hors-récit (et hors champ) ses méfaits et ses crimes. Nous les découvrons en même temps que les gendarmes, dont l'enquête, menée par l'adjudant, inscrit dans le récit une branche narrative parallèle. Il y a comme une concordance entre la police et le récit, tous deux en retard sur le criminel, ne parvenant pas à le saisir sur le fait. Le forfait a déjà été commis et l'assassin a déjà quitté les lieux, comme le montre la première scène : la police italienne arrive sur les lieux du crime, découvre les cadavres des parents mais Succo s'est volatilisé. Kahn montre bien le processus d'échec de l'enquête des gendarmes, échec de la société face à un individu isolé et sauvage, échec de la raison devant une folie incommensurable.

Si Roberto Succo ne cesse de s'échapper, de s'enfuir, c'est qu'il est fondamentalement un être de fuite, insaisissable, se dérobant à toute prise (intellectuelle ou physique). De fait, il est SDF, il n'a d'ailleurs rien de fixe. Kahn filme un être sans cesse en déplacement, en mouvement. De là une caméra mobile, affectionnant les panoramiques (notamment à 360°) pour suivre un personnage qui a la bougeotte. C'est aussi un être défini par le changement, la versatilité. On remarque qu'il n'a jamais la même voiture. Dans des mensonges toujours plus inventifs, il décline plusieurs identités, plusieurs noms, plusieurs métiers. Pour Léa, il ne cessera de s'appeler Kurt. Enfin lors d'une perquisition sanglante à l'hôtel, un policier découvre une série de photos montrant le criminel sous différents déguisements, un homme aux mille visages.

  Objectif Cinéma (c) D.R.

Ce détail semble révélateur de l'essence même de ce personnage, du moins celle que les scénaristes ont mise en avant : une forme d'inexistence. S'il porte autant de visages, c'est qu'il n'a pas d'identité propre. Au fond, il n'est personne, il n'est rien. Lorsque, arrêté par la police italienne, il clame : "Je ne suis pas Roberto Succo !" Il ne ment pas. Le titre même du film (un nom) indique ce qui intéressait Kahn dans ce portrait, rejoignant les préoccupations de son cinéma : s'interroger sur la personne humaine et ses limites. De là son goût pour les personnages borderline ou même fous (à ce titre, la participation au scénario de Laurence Ferreira Barbosa, réalisatrice des Gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, n'y est peut-être pas étrangère). Roberto Succo est moins un film sur la folie qu'un film sur le mystère de l'identité. Qui est Roberto Succo ? Telle est la question qui semple porter tout le récit, c'est-à-dire quelle est la personne qui se cache derrière ce nom ?

Au fond, face à la caméra de Kahn, Succo apparaît comme une énigme, un bloc de présence inexplicable ; en ce sens, il est la face noire et tragique du personnage de Cécilia dans L'ennui. A bien des égards, l'enquête menée par l'adjudant rappelle celle que menait Martin le philosophe au sujet de Cécilia. Deux personnages confrontés au mystère d'un être (d'une présence) tentant, l'un par l'investigation policière, l'autre par le sexe, mais avec la même obsession et le même échec, de le résoudre, de le cerner. Les deux films travaillent une même sensation de malaise, et l'ennui est une notion qui peut assez bien caractériser le mal de Succo : à savoir cette impression de vide, d'inconsistance, d'inexistence. Ces remarques jettent un éclairage sur le cinéma de Cédric Kahn : le mystère procède toujours de la réalité, c'est dans le réel lui-même, dans l'être-là, que réside l'inconnu. Le réalisme ne sert qu'à rendre sensible l'absurdité du monde.