La matérialité du mal
Que Carpenter soit adepte
du gore et de ses gros effets de sang (sens ?), cela n'est
point un secret. On lui pardonne, c'est là sa coquetterie,
ses mines de vieille demoiselle. Allons donc pour les chairs
mutilées, meurtries, pour la mélasse glaireuse, les monstres
et les dégueulasseries. Mais de quelles chairs s'agit-il,
quel sang ? Qui se fait lacérer dans le noir ? Qui se transforme
en chimère, en griffon, en grylle ? On peut convoquer Jérôme
Bosch et Tod Browning pour rendre compte des rêves monstrueux
de Carpenter. Souvent on est dans l'excès de combinatoire,
dans l'agrégat délirant, dans la naissance des formes. Qui
pousse aussi loin la jubilation signifiante de la matière
? Voyez un peu l'apparition de la Chose, retrouvée gelée dans
un état intermédiaire d'imitation. Qu'est-ce donc, se demande
l'équipe, un homme ? Deux hommes imbriqués par fusion des
chairs ? Au départ on ne voit rien, Carpenter minaudant dans
la mise en scène, ne dévoilant rien, sinon le dégoût sur les
visages.
Puis une main par ci, des
bras par là donnent une vision d'ensemble de la monstruosité,
jusqu'à la tête formée de deux visages s'étirant dans un rictus
épouvantable. On propose une autopsie ; plus avance l'autopsie,
plus le corps s'ouvre, dévoile sa structure impossible, et
plus la Chose défie les ordres naturels : aberration ou organisme
intermédiaire dans le plan de l'évolution ? En tout cas la
Chose se cherche, ne trouvant pas de forme fixe, la sienne
propre. Carpenter a le génie de faire de sa créature, de son
alien, une créature informe qui va prendre son aspect dans
l'image des autres organismes. Telle est la relation spéculaire
de la chose avec le vivant. Quelquefois la chose reste prisonnière
d'une forme intermédiaire et n'a pas le temps d'imiter une
autre forme. Ses parties, représentant à chaque fois la totalité,
peuvent d'elles-mêmes se transformer. Ainsi voit-on une tête
se déplacer sur pattes, arachnide infernal et grotesque, ou
une concaténation de gueules de chien, variation canine sur
l'hydre à têtes multiples. La matière est au centre des transformations.
Elle supporte le caractère insidieux du mal qui s'insinue
et s'installe dans la station scientifique. On retrouve souvent
chez Carpenter le motif matérialiste, n'étant pas adepte d'un
fantastique de l'esprit. Chez lui, la présence du mal se manifeste
au travers de la plasticité de la matière, dans les structures
atomiques elles-mêmes, comme si les corps, les éléments chimiques,
les matériaux, étaient des moyens d'expressions puisés dans
le réel au bénéfice du fantastique. Ainsi la vie diabolique
de la voiture hantée de Christine s'exprime à grands
renforts de tôle froissée/défroissée, de phares s'allumant
intempestivement, de bakélite et vinyle vénéneux. Le mal absolu
peut aussi être substance, comme dans Prince des Ténèbres
où le diable lui-même est une sorte de liquide vert emprisonné
dans une urne au sein d'une vieille église catholique de New
York. Cette réalité matérielle du mal n'est pas sans rappeler
les philosophies gnostiques des sectes du christianisme primitif
qui expliquaient le monde des corps physiques, par la présence
concrète du mal sur terre.
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Carpenter se situe du côté
de l'incarnation, rejetant tout motif idéaliste. Les corps
ne sont pas chez lui glorieux mais au contraire soumis aux
lois qui régissent la matière. La contamination vampirique
est dans Vampires un long processus biologique. Même
processus de transformation dans Prince des Ténèbres.
Dans l'Antre de la Folie, les puissances du mal représentées
par des monstres immémoriaux sont à la frontière du monde
et tentent de s'y infiltrer. Ici la parenté avec Lovecraft
est à peine voilée. Carpenter emprunte à Lovecraft l'idée
que l'épouvante peut passer par des éléments matérialistes
voire pseudo scientifiques : des scientifiques cherchent à
percer la raison du mal dans Prince des Ténèbres au
moyen d'outils technologiques. Carpenter réussit à produire
dans ses films une épouvante débarrassée des oripeaux du fantastique
gothique ou spiritualiste, au profit d'éléments du réel auxquels
il fait subir une transformation, un grossissement, une distorsion.
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