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Le débat était lancé. Romac et ses mystérieux compagnons marchaient surl'herbe mouillée.

Nogdabovitch reprit : "Ford, comme n'importe quel pionnier du cinéma, est un artisan avant d'être un artiste. Aujourd'hui, un cinéaste apprendrait son métier d'abord en regardant des films, comme l'a fait Orson Welles, et toute une génération de cinéastes avec La Chevauchée fantastique ; un artisan, lui, apprend son métier en l'exerçant. En cela, je crois que Ford a appris son métier comme un artisan, comme Chaplin ou Griffith, comme tous les pionniers."

Romac se sentait plus à l'aise avec ses compagnons imaginaires.
"J'ai le sentiment que Jack Ford a appris de l'époque du muet trois choses importantes qui font toute la beauté des Raisins de la colère : la simplicité formelle, les liaisons visuelles, le détail..."

Daylins réfléchit et dit :
"Oui, la simplicité formelle, c'est vraiment ce qui caractérise Jack. Je me souviens que Godard a avoué à un critique qu'il y avait chez Ford l'idée que le cinéma, ce n'est que du cinéma, que c'est simple. Il y a un côté documentaire extraordinaire. Un cheval, un type qui boit, une fille, un paysage... Et c'est tout ! Prenons par exemple La Patrouille perdue de 1935, qui est un film parlant, mais néanmoins très visuel ; il n'y a rien que des faits, mis en valeur par des images toutes simples..."

"C'est une simplicité presque innée, continua Nogdabovitch, Ford ne réfléchit pas à l'avance où il va poser sa caméra, et cela depuis toujours. Il me confia qu'ayant passé sa jeunesse à dessiner, son seul bagage, quand il commença à faire des films, était son aptitude à la composition visuelle. Sa simplicité est irlandaise, c'est-à-dire directe, non médiate."

Romac intervint, une réminiscence l'avait chatouillé : "Bergson disait à propos de l'artiste qu'il n'avait nullement besoin d'analyser son pouvoir créateur, selon lui, il faut que le sculpteur connaisse la technique de son art et sache tout ce qui s'en peut apprendre. Avant de créer, l'artiste répète, fabrique, il tisse directement un lien entre lui et la matière dépositaire de son esprit."

Nogdabovitch, qui était fasciné par la technique d'un oiseau qui construisait son nid, approuva : "c'est vital pour l'artiste !"

Objectif Cinéma (c) D.R.

Daylins, qui regardait l'horizon, continua après un silence : "Je me souviens de John Ford parlant de la réceptivité des Français à une blague. Il racontait des blagues qu'il avait apprises, ou lui-même composées dans la langue française ; après "la chute" de ces blagues, les français, qui avaient à peine esquissé un sourire, lui disaient : "j'ai compris la blague..." au lieu de se tordre de rire ! Cela mettait Ford hors de lui. Il n'aimait ni expliquer une blague, ni théoriser sur une ballade. Il les créait, en toute simplicité", termina Nogdabovitch. Romac voulait s'attarder sur ce sujet. "C'est vraiment décourageant cette simplicité ; dès qu'on veut parler de ses films, on se trouve piégé !"

Daylins éclata de rire. "C'est très juste, sais-tu comment Jean Mitry l'avait baptisée, cette simplicité ? "La Robuste" ! Il continua de se moquer de Mitry, du fait qu'il avait inventé la fin des Raisins de la Colère : " Aucune fin que celle qu'il décrit n'a jamais été tournée ni même envisagée !"

Daylins se tourna vers Romac :
" - A quels films penses-tu quand tu parles de liaisons visuelles ?
- Je pense d'abord à La Chevauchée fantastique et à Vers sa destinée, fit Romac.
- Mais ce ne sont pas des films muets.
- C'est une intuition. Je n'ai jamais vu de films muets de Ford, mais j'ai une forte impression que le travail visuel de ces films vient de là.
Romac sentait de la suspicion chez son interlocuteur, mais il ne vacilla pas et se concentra pour relancer son propos.