Daylins et Romac vivaient,
en communion, leur enthousiasme.
Ils continuèrent à s'extasier sur la beauté du paysage qui
leur était offert.
Nogdabovitch revint au sujet
: "C'est vrai que ces moments harmonieux chez Ford,
je les ai eu avec quelques-uns de ses films muets. Ceux tournés
entre 1920 et 1935 attestent de la permanence d'un élément
clé de Ford : la photographie. Les films parlants de cette
époque-là sont donc encore "muets", si l'on peut
dire".
Romac : "Ils peuvent
l'être... On le comprend en les regardant sans le son !"
Nogdabovitch fit remarquer
qu'il s'agissait bien de liens visuels et pas sonores : "On
ne pourrait pas parler de liaisons sonores. Souvent, au cinéma
c'est le son qui lie les images entre elles. On parle de liaisons
visuelles alors qu'il s'agit de liaisons sonores. Dans le
cas de Ford, c'est vraiment visuel. C'est l'héritage du muet.
Le son est de seconde importance chez lui."
Daylins : "Je me
souviens d'une interview de Ford. C'était avant Les Raisins
de la colère, dans le magazine Photoplay, en 1935 ou 36 je
ne sais plus exactement. Il disait : "C'est la lumière
qui est mon point fort. Je peux faire une prise où le jeu
des acteurs est médiocre, et construire des zones d'ombres
autour d'un rayon très lumineux, centré sur les acteurs principaux,
puis terminer par quelque chose de plausible. En tout cas,
c'est de cela que je me vante le plus. Si vous regardez soigneusement
un de mes films, vous verrez le petit truc que j'utilise :
tandis que les stars disent leurs dialogues, une faible lueur
se diffuse à l'arrière-plan ; en même temps, ça commence à
murmurer et, petit à petit, à devenir intelligible. Et plus
les voix sont fortes, plus la lueur le devient, jusqu'à ce
que les acteurs principaux semblent ne plus faire partie d'un
groupe. C'est comme cela que je réussis à instiller le réalisme.
Ça marche toujours. La bonne technique, c'est également de
laisser un spot suivre un second rôle qui a une ou deux lignes
importantes à dire, à travers un plateau sombre, jusqu'à ce
qu'il ait terminé sa réplique."
Romac : "Revenons
à ce que nous disions sur les liaisons. Le montage est déjà
suggéré dans les plans proposés au monteur. En préparant minutieusement
chaque prise de vue, en contrôlant le métrage et les angles,
et en ne cédant sur aucun point mais surtout en créant ces
liaisons visuelles intrinsèquement liées à la narration, Ford
savait qu'on ne pourrait pas "massacrer" son film
au montage."
Nogdabovitch : "C'est
bien vrai. L'habituelle précision de Ford ne permet aucune
coupure substantielle si l'on veut conserver un métrage suffisant
et cohérent. C'est à Ford que nous devons une technique qui
assure au metteur en scène la haute main sur le montage."
Daylins précisa : "C'est
pourquoi il pouvait se permettre d'attendre sur son bateau
en buvant un bon whisky !... Il y a aussi la durée des plans.
Ford a été le premier a osé faire durer les plans d'ensemble
très longtemps, contrairement aux règles en usage à Hollywood.
Il refusait de couper pour passer à un plan plus rapproché.
Personne n'a su créer plus d'émotion que Ford dans les plans
d'ensemble : Regardez Les Raisins de la colère ou Vers sa
destinée.
Romac : "Il laisse
le spectateur faire ces liens ; il n'impose pas un "ordre"
des liens, comme souvent on le fait dans les films, à travers
le montage."
Daylins : " Ford
visualise son film dans sa totalité, et non comme un enchaînement
de scènes. Il disait lui-même : "Je conduis rarement
une séquence jusqu'à la limite de ses potentialités ; c'est
ce qui fait que je déroute complètement mes acteurs et mes
producteurs lorsqu'ils visionnent les rushes non montés. Avant
de tourner le moindre plan, j'imagine dans ma tête l'histoire
telle qu'elle apparaîtra à l'écran, et ainsi tous les détails
éparpillés sont subordonnés à l'effet final que je veux offrir
au spectateur."
|