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Banshun (c) D.R.

Le même glissement a lieu entre les deux versions d'Herbes Flottantes (1934 & 1959) : la première est plus amère. En 25 ans, Ozu s'est adouci. Dans la version de 1959, on ne ressent jamais avec la même intensité la douleur de la mère à nouveau abandonnée. Le profond désespoir de 1934 n'est plus que sage résignation en 1959. Le portrait de la famille moyenne japonaise est encore plus fortement idéalisé et stylisé. Tels n'étaient pas les films d'Ozu d'avant-guerre : plus de conflit et de dynamisme, moins de détachement, à l'image d'une société conflictuelle, ouverte aux possibilités différentes. Depuis ses débuts, Ozu tendait à l'acquiescement, à l'acceptation de ce qui est, à l'exaltation de ce qu'on voit. Marqué par cette sorte de position politique et sociale conservatrice déterminante pour l'horizon des classes moyennes, plus au Japon encore qu'ailleurs, tenues à leur place, avec le devoir de se conformer, d'accepter et de reconnaître que "la vie est difficile, (et qu')ainsi va la vie". Mais le style d'après-guerre d'Ozu, où tout dynamisme et tout conflit ont disparu a une origine plus précise : la résignation et le renoncement, ces terribles leçons de la défaite.

Néanmoins, le ton change à nouveau l'année suivante avec le troisième remake de la série, Fin d'Automne (Akibiyori), nouvelle version de Printemps tardif (Banshun, 1949). Si l'humour n'y est pas absent, notamment dans les scènes de beuveries du groupe d'amis du défunt mari, le film est dans son ensemble d'une tristesse élégiaque et s'éloigne du laconisme et de la précision incisive qui distinguait Printemps tardif d'entre tous ses films. Le même constat est à porter au crédit de Dernier Caprice (Kohayagawa-ke no Aki, 1961), qui commence sur le ton le plus léger, nous laissant augurer une de ces comédies brillantes et maîtrisées qu'Ozu tournait dans les années trente.

  Ozu(c) D.R.

Le film est tout en surface, délicieusement quotidien et trivial. Tout attaché à ce qui se passe ici et maintenant, dans ce monde. Voyez, la contemplation n'est rien d'autre que l'activité quotidienne du balayage de la cour et du plancher. Le zen n'oppose pas au banal et à l'habitude, l'extraordinaire et l'inouï. Il affirme l'esprit de tous les jours. Le tout est de se tenir dans l'ordinaire, et sans affaire : chier et pisser, se vêtir et manger. Cela va chez Ozu des commérages de bonnes femmes du quartier aux plaisanteries scatologiques.

Dès lors, naturellement, avec humour et tendresse, nous nous laissons volontairement conduire de plus en plus profondément, jusqu'à ce que nous soyons face à face avec la mort. Et la mort gagne. Elle est montrée de la manière la plus franche et la plus directe : le lit de mort, la crémation, une cheminée qui fume. A la fin, la famille s'en va, retourne chez elle. C'est un des films d'Ozu dans lequel ne subsiste aucun survivant spirituel. Un des plus beaux, un des plus dérangeants aussi. Ce Dernier Caprice prouve, comme Le Voyage à Tokyo (Tokyo monogatari, 1953) quelques années auparavant, qu'on ne meurt plus. On disparaît. La famille n'est plus unie qu'au frêle moment du deuil. Sans jamais vouloir être documentaire, sans se donner la prétention de livrer une analyse historique d'un phénomène qui le touchait au plus vif, Ozu définit l'une des étapes de l'occidentalisation de son pays à travers l'observation minutieuse de ses personnages. Il est frappant de voir, mine de rien, comment Ozu prouve que le tragique est impossible après Hiroshima.