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Ozu n'est jamais coupable d'un traditionalisme
crétin qui affirme que toute la gratification émotionnelle
qu'un être humain puisse désirer est d'être accueilli au sein
de la famille. Mais il est sceptique au sujet des nouvelles
libertés d'après guerre précisément parce qu'il n'a pas pu
réconcilier sa propre ambivalence face à l'affaiblissement
des liens familiaux avec l'insistance de la jeune génération
à vivre uniquement selon ses propres désirs. Ozu peut même
apprécier la modernité lorsque cela signifie, dans Dernier
Caprice, que la cadette sera libre en fin de compte de
se marier par amour.
Dans ces films, "l'histoire" concerne, en général,
l'une des diverses couches des classes moyennes. Là où il
n'existe vraiment pas de problèmes graves - ni la difficulté
de survie des pauvres, ni les ambitions et la vie agitée des
riches. Là où le seul événement important, c'est une mort,
un mariage, une mésalliance, ou une escapade passagère, et
l'essentiel : la vie de famille. Seule demeure la vie sans
"histoire", la chronique des gens ordinaires, dans
le présent, autour de lui.
Quelques années après la capitulation du Japon, Ozu témoigne
de ce qu'il voit, de ce qu'il comprend, de ce qu'il pressent.
La tradition n'est plus et n'aura plus jamais la place qu'elle
tenait jadis. Les contraintes de la vie moderne semblent annihiler
toute sensibilité et le progrès briser toute vie familiale.
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Ozu, un Japonais moderne, s'est mis à l'étude
de l'Occident, y compris du cinéma, avant tout une invention
occidentale. Dans ses films, les intérieurs japonais côtoient
les bureaux et les trains. Pour bien les voir, il faut se
rappeler les relations entre ces deux versants. Ozu, comme
beaucoup de Japonais, connaît ces emprunts et l'obligation
de se définir par rapport à eux. Mais, il lui faut, tout autant,
devant l'autre, reconnaître la nature de ce qui lui est propre.
Il se produit la synthèse d'une double nécessité inhérente
au Japon moderne : la dualité non seulement entre le propre
et l'étranger mais aussi entre le changement et le traditionalisme.
La présence transformée de la tradition
dans la vie actuelle détermine aussi les relations des films
d'Ozu aux arts traditionnels du Japon. Mais quelque chose
perdure, inaltéré, de l'ancien dans le nouveau, un sentiment
profondément japonais : le renoncement et l'acceptation de
ce qui arrive. La singularité japonaise est d'une importance
rare. Le Japon ne cherche pas à imposer une universalité qui
serait égale à la perte de sa spécificité. "Heureusement
qu'on a perdu la guerre" dit l'un des personnages
dans Le Goût du Saké (Samma no aji, 1962), manifestant
toute l'inquiétude du Japonais voyant sa spécificité culturelle
standardisée : pour rien au monde les Japonais ne voudraient
entendre jouer du shamisen - instrument à cordes - dans les
rues de New York. "Si nous avions gagné, tous ces
étrangers aux yeux bleus porteraient des perruques de geisha
et mâchouilleraient leur chewing-gum en grattant un air sur
leur shamisen".
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