DU REVE AMERICAIN AU
" CAUCHEMAR " AMERICAIN
Betty et Rita, toutes réelles et
crédibles qu’elles soient, ont aussi une dimension
métaphorique. En traçant ces deux personnages,
Lynch dessine un portrait de l’Amérique, et d’une Amérique
clivée. Betty est visiblement l’incarnation de l’ " American
way of life ", sûre d’elle-même et habitée
qu’elle est par le " rêve américain " ;
Rita, au contraire, en est la " désincarnation ",
la face cachée, le revers obscur. Son personnage d’amnésique
nous donne à imaginer une Amérique qui ne sait
plus, ou pas, ce qu’elle est, et que son identité fragilisée
rend soudain sans défense et menacée. La " schizophrénie "
du cinéma lynchien, décriée ou vantée
depuis Lost Highway, est d’abord celle de l’Amérique.
Une scène du film, fragment détaché
de la trame principale, illustre parfaitement cette visée
symbolique du film. Deux hommes se retrouvent dans un café,
l’un d’eux raconte à l’autre le cauchemar terriblement
angoissant qu’il a fait pendant la nuit. Le deuxième
personnage incite alors l’autre à rejouer, à
revivre dans la réalité, ce qu’il a rêvé,
mais aussi à aller plus loin que son rêve, jusqu’à
l’origine de l’angoisse – on peut y entendre une profession
de foi du cinéaste David Lynch.
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Le " rêveur éveillé "
sort donc du café, il en longe la façade, s’avance
vers l’arrière-cour, parvient jusqu’à un coin
de mur. De là surgit une créature barbouillée
de noir, aux cheveux longs et au visage déformé
par un rictus effrayant. Ce qui angoissait en rêve le
personnage s’incarne dans un monstre grimaçant, dont
la monstruosité, si l’on y regarde à deux fois,
n’a rien de fantastique et se révèle au contraire
n’être rien d’autre que la saleté et la misère,
les habits loqueteux et le visage couvert de suie… d’un clochard !
Celui-ci personnifie le revers de la glorieuse médaille
américaine, son autre cauchemardesque relégué
dans l’arrière-cour des rêves de réussite,
et que Mulholland Drive, en fleuron du cinéma lynchien
s’attache à déceler, révéler et
avérer.
Il n’est pas étonnant que cette face
cachée de l’Amérique, Lynch nous la donne à
voir sous le signe du cauchemar : c’est véritablement
l’inconscient d’une nation, d’un mode de vie collectif,
d’un projet de civilisation, que dévoile Mulholland
drive. C’est aussi pourquoi le film est contaminé
par l’irrationnel, l’illogique et l’absurde : ce que
le rêve éveillé américain
censure et refoule avec une telle force, comment " ça "
pourrait-il faire retour sous une autre forme que celle d’un
cauchemar éveillé ?
Et le cinéma n’est-il pas par excellence
l’art apte à prendre en charge cette forme onirique ?
DU MULHOLLAND DRIVE
A SUNSET BOULEVARD
David Lynch, dont le parcours a toujours
été celui d’un auteur indépendant, et
dont les œuvres ont toujours été conçues
en dehors du système de production hollywoodien– si
l’on excepte Dune –, met pour la première fois
au cœur d’un de ses films le monde du cinéma. Mulholland
drive apporte ainsi une pierre singulière au genre
historique des films sur le cinéma.
Hollywood, pour Lynch, est l’émanation
suprême de cette Amérique qu’il perçoit
dans toute son ambivalence. Les studios hollywoodiens sont,
selon l’expression convenue, une industrie du rêve,
le lieu où l’Amérique façonne son image
en miroir et produit une représentation narcissique
d’elle-même. Betty, dont la réussite est fulgurante
dès son premier casting, est le modèle rêvé
– on dirait caricatural, si Lynch n’avait la grande classe
de ne jamais juger ses personnages – pour Hollywood,
étant à la fois elle-même et l’image d’elle
même. Mais, de même que Lynch montre l’envers
et le revers de l’Amérique, le cinéma se dédouble
sous son regard en une face positive (Betty) et une face négative et
inconsciente. Rita, en effet, pénètre elle aussi
le monde du cinéma (et moins le monde du cinéma,
que le cinéma lui-même).
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