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Un plan subjectif nous fait ainsi voir, par les yeux de Rita, le spectacle des lumières de la ville qui s’étend au pied de la colline d’Hollywood, là où est survenu l’accident mortel auquel elle a réchappé. Ce point de vue, cette image-cliché, ce passage obligé pour nombre de films, est réactivé par Lynch. Rita, en effet, au lieu de marcher le long de la route, décide de descendre à travers les broussailles, à flanc de colline ; si l’on y regarde bien, cette morte-vivante qui, littéralement rentre dans l’image, est comme un fantôme décidé à hanter le cinéma. Ainsi, sa marche va la mener au pied de la colline et la conduire sur Sunset Boulevard, topos mythique du cinéma hollywoodien ; et ensuite encore, lorsqu’il lui faudra se nommer à Betty, c’est le prénom d’une actrice, inscrit sur l’affiche du film Gilda qu’elle a sous les yeux, qu’elle se choisira : Rita Hayworth.

  Mulholland Drive (c) D.R.
Qu’on ne s’y trompe pas : si Lynch ne s’illusionne pas sur la pulsion de mort qui travaille fondamentalement le cinéma – Mulholland Drive le montre de façon éclatante : les personnages de cinéma sont essentiellement des fantômes –, il ne s’enferme pas non plus dans la vision morbide et angoissante auquel on réduit trop facilement son style. Lynch est également doté d’un humour mordant, et cet humour s’applique avec drôlerie à l’univers absurde du cinéma.

Mulholland drive dresse par exemple le portrait irrésistible d’un cinéaste, reviviscence des héros burlesques du cinéma d’antan : il est plein de caprices, se bute dès que ses producteurs tentent de lui imposer leur vue, découvre qu’il est cocufié par sa femme ; il se retrouve couvert de peinture, battu par son rival ultra-musclé, baladé par un mystérieux cowboy ( !). Plus qu’un simple personnage, c’est toute la hiérarchie des studios hollywoodiens que fustige Lynch. Ses producteurs veulent imposer au cinéaste le choix d’une actrice ; mais ce choix lui-même est imposé aux producteurs par une paire de maffieux mutiques et maniaques ; ceux-ci encore ne sont que les émissaires d’un nain muet et paralytique, qui semble être le terme de cette hiérarchie du pouvoir décisionnaire, degré après degré de plus en plus absurde et irréelle.

L’absurde et l’irréel, bien présents, n’annulent cependant pas le sérieux et le pathétique, au sens noble, avec lequel Lynch aborde le problème du cinéma, par le biais de ses deux héroïnes.

Mulholland Drive (c) D.R.

Plutôt que de recouvrir d’un silence pudibond la réunion érotique de Betty et Rita, Lynch préfère laisser s’élever de la chambre abritant leurs ébats amoureux, dans un murmure onirique, le mot " Silencio ", comme pour annoncer le commencement d’un nouveau film. Encore embaumées de rêve, Rita et Betty répondent à l’appel de cette courte oraison. Sommes-nous extraits d’un rêve ou dans le prolongement de celui-ci ?

Aucune importance puisque Lynch nous place quasi-immédiatement dans un rapport de congruence. Nous voilà donc en compagnie de ces deux femmes face à la scène d’un cabaret où officie un obscur maître de cérémonie.

D’une voix térébrante faisant écho à l’hypnotique murmure " Silencio " répété par Rita quelques instant plutôt, le maître des lieux (double de Lynch ?) déclare le début du spectacle.

  Mulholland Drive (c) D.R.

Annoncée comme un moment de magie inoubliable, la prestation d’une chanteuse chargée d’un pathos incongru et magnifique se trouve être la clef d’un flot d’émotions qui submerge Rita et Betty dans un même mouvement.

Elles s’effondrent face à la sensation du chant qu’elles entendent autant qu’elles voient, fascinées par l’interprète jusqu’à ce que celle-ci succombe comme foudroyée par sa propre émotion.

Mais le chant continue pour devenir ce qu’il est pleinement et véritablement : une vulgaire bande son pré-enregistrée, the show must go on…

Le chant du cygne s’est métamorphosé en une mort du signe, nous rappelant que si nous ne sommes pas dans un rêve, nous n’étions pas moins soumis à l’artifice de l’agencement salvateur et de la sourde manipulation s’il s’agit de spectacle.