Plus profondément, la réalisation
même du désir de François est impossible :
il désire redonner vie à une morte par le
moyen du cinéma ; Lucie (interprétée
par Julia Faure), l'actrice qu'il choisit pour le rôle,
pousse à l'extrême l'identification à
son personnage jusqu'à en perdre la vie. Le désir
de François (donner la vie) se réalisera fatalement
sur le tournage de son film : à Lucie, il donnera
la mort.
Economie de marché
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François a dans un premier temps rendez-vous
avec un riche producteur qui l'écoute présenter
son projet, lui faire part de sa certitude que son prochain
film sera sa première uvre achevée,
et lui promettre enfin cent mille francs pour lancer la
préparation du tournage. Le producteur s'éclipse
alors, prétextant un autre rendez-vous. François
attend qu'il revienne avec le chèque mais l'attente
se prolonge jusqu'à la fermeture des bureaux, et
jusqu'à ce qu'un vigile le mette dehors.
Ces plans à la durée vide plongent la scène
dans une atmosphère irréelle et, rétroactivement,
déréalisent les plans précédents :
on finit par douter que cette rencontre ait effectivement
eu lieu. Le statut onirique de cette séquence (c'est
comme un rêve que François décrira la
scène à ses parents), son improbable réalité,
se conforme à l'impossible échange promis
par le producteur. Le marché était par trop
inégal ; le producteur, certain de ne pas rentrer
dans ses frais. Cet essai raté pour François
est l'occasion réussie pour Garrel de tracer un portrait
au vitriol du producteur type. Aussi puissant soit-il, aussi
riche soit-il, sa réalité est nulle et non
avenue : il disparaît avec son argent, n'étant
que cela.
Deal avec le diable
Si François ne trouve pas de producteur,
il trouve en revanche le diable (le personnage machiavélique
de Chas, interprété par Michel Subor) avec
qui il signe un pacte fatal. L'échange, cette fois,
a bien lieu. Chas finance le film de François, à
la condition que François franchisse la frontière
italo-française avec une valise bourrée de
drogue. Le tournage aussi aura lieu mais hors de
l'échange : c'est avec le surplus d'argent de
son trafic que Chas le financera. Le geste de Chas est un
acte gratuit, l'argent qu'il donne sera dépensé
à perte. La part de bénéfice qui revient
à Chas échoira à François comme
sa part maudite.
L'analogie de cette scène avec celle qui ouvre le
film est frappante : François ouvre deux valises
comme deux boîtes de Pandore et laisse ainsi se répandre
le mal. Le fantôme de son amour mort prend possession
de lui et de son désir de cinéma, comme Chas
prendra possession de lui et du tournage de son film. La
drogue sera le vecteur du mal, et Lucie sa victime, vivante
tuée pour que revive une morte.
DESIR ET CINEMA
Le principe de réalité
/ La réalité comme principe
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Quand débute le tournage de son film,
François s'absente du monde qui l'entoure, absorbé
qu'il est par ses fonctions de metteur en scène.
Après avoir passé le stade du financement
de son film (et tant bien que mal concilié son désir
de cinéma avec la réalité du milieu),
après avoir porté son choix sur Lucie pour
jouer le rôle principal (et tant bien que mal concilié
son désir pour elle, vivante, et son désir
pour la défunte), François se détache
des conséquences de ses actes. D'acteur dans
l'intrigue du film, il devient auteur du film dans
le film ; son désir de cinéma
devenu réalisable, il s'attache à la mise
en uvre de ses idées de cinéma.
Éparses dans le film, François livre en effet
à divers interlocuteurs ses conceptions du cinéma.
On peut ainsi les énumérer : 1) un
film est un mixte de faits réels et de faits inventés ;
2) un film se tourne dans le monde, dans le réel
(et pas dans l'artifice du studio) ; 3) un film,
enfin, est un point de vue sur la fiction et sur
le réel. Ces idées, mises par Garrel dans
la bouche de son personnage, c'est avec des pincettes qu'on
les transpose de l'un à l'autre. Mais, cela est assez
évident, François est un alter ego de Garrel,
et les principes que prône le personnage sont appliqués,
dès les deux premiers plans du film, par le cinéaste.
Ainsi, François, dans l'appartement de son ami et
attendant que celui-ci le rejoigne, regarde par une fenêtre
un rail de voie ferrée. Ce champ contre-champ (champ
sur le regard de François et contre-champ sur ce
qu'il regarde, la voie ferrée dans le cadre de la
fenêtre) met en scène un pur regard :
le point de vue de François ; ce regard
est un pur " regard caméra " :
ce qu'il voit est délimité par le cadre de
la fenêtre ; enfin, ce pur regard caméra
prévoit le film à venir : les rails de
voie ferrée, s'ils sont bien réels, condensent
comme en un symbole le parcours du film. Les rails sont
ainsi l'évocation des futurs voyages incessants de
François, en Italie et en Espagne pour la drogue,
en Belgique et en Hollande pour le tournage ; ils sont
tout autant l'évocation de la vie de la défunte,
star bohême toujours en voyage (ainsi de sa maison,
isolée mais au croisement de deux routes et non loin
d'un aéroport, les bruits des voitures et des avions
saturant l'espace sonore) ; ils sont enfin l'équivalent
des rails de travelling, qui traverseront les plans de Garrel
filmant les plans en tournage de François.