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  Objectif Cinéma (c) D.R.

Les ciné-artistes pratiqueraient donc un cinéma négligeant la poétique au profit de l'image. Leur art devient peinture moderne, dotée du mouvement. Cet art de l'image ne passe pas seulement par l'esthétisation pure, mais aussi par le formalisme : il se reconnaît autant dans le soin que Lynch apporte aux images que dans les dispositifs réduplicateurs utilisés par Haneke (Benny's video, Funny Games...) ou les chorégraphies et montages-ballets de Tsui-Hark ou John Woo. L'art de l'image n'est alors plus forcément un style ou une composition, mais nécessite un parti-pris esthétique par lequel le cinéaste exprime sa vision du monde. La plupart du temps, le ciné-artiste ne l'expose pas. Il se contente de mettre au jour son monde en tant qu'énigme et laisse le spectateur effectuer un travail d'analyse, qui le rapproche de l'iconologie. Extrémiste, David Lynch ne se contente pas, dans Lost Highway, de fournir un support à l'interprétation. Après avoir suggéré des pistes d'études (dédoublement des personnages, schizophrénie), Lynch affirme son statut d'artiste pictural et brouille les pistes en évinçant le sens : l'introduction d'éléments surnaturels (métamorphoses...) invalide le récit et rend inutile l'analyse. La poétique s'annihile ici devant le pictural pour être moins qu'un prétexte. L'habit de la fiction s'autodétruit, et à son tour, elle devient support. Mais n'est-ce pas là que Lost Highway, accédant au statut de film-somme, devient questionnant par lui-même, et en cela réflexif malgré tout ?

L'autre trajectoire essentielle du cinéma est celle des ciné-écrivains. Eux pratiquent un cinéma négligeant l'image au profit du discours, de la poétique En utilisant la tradition littéraire, ils organisent le récit en vue de proposer un point de vue réfléchi, et non une vision brute. À l’inverse des ciné-artistes, les ciné-écrivains présentent et expliquent leur univers en même temps qu'ils l'exhibent. Le terme « univers » n'est pas innocent : il témoigne de la particularité de n'importe quel cinéaste ayant des visées artistiques. C'est l'originalité, ce qu'on appelle une griffe, qui en est le symptôme le plus visible. Les résonances thématiques, l'intertextualité, le montage discursif sont autant d'éléments qui permettent de réfléchir un film par la poétique. Dans cette optique, c'est le langage cinématographique qui devient grammaire et le code accède au rang de véhicule de la pensée [au même titre que le parti-pris esthétique des ciné-artistes, à ce détail près qu'il ne la véhicule pas, mais la suscite].

Objectif Cinéma (c) D.R.

A l'extrême des ciné-écrivains se trouve Rohmer. Son cinéma exclut le formalisme et le pictural jusqu'à en évincer le cinéma lui-même : les dialogues tellement écrits deviennent anti-oraux [impression amplifiée par la direction d'acteurs rohmerienne], tandis que la grammaire filmique est épurée au maximum Chez Rohmer, c'est la mise en image d'un texte avant tout littéraire qui fait l'originalité de son univers. En écartant tout désir de cinéma, il crée un genre à part entière où le code est poussé dans ses retranchements, qui s'apparente à du théâtre de plein air, mais sans scène ni contrainte spatiale : le théâtre de la vie. Le cinéma de Rohmer est une sorte d'apologie de la poétique ; ne valant que par leur essence, ses marivaudages ne conçoivent pas le septième art comme art de l'image pour l'image : Rohmer est aux ciné-écrivains ce que Lynch est aux ciné-artistes.

Le cinéma étant un art-synthèse, le cinéaste devrait être un artiste-synthèse. Mais peut-on demander à un cinéaste d'écrire jusqu'à la musique de ses propres films (quoique Carpenter... )? La proposition paraît absurde et orienterait le débat sur une conception américaine de l'auteur : une collectivité. Elle se justifierait pourtant si l'on considère que les films les plus riches, au sens où ils allient richesses picturales et poétiques, sont ceux qui bénéficient de la meilleure réputation. Le cinéaste complet serait donc celui qui réunirait les talents des auteurs-artistes classiques : peintre (voire photographe) et écrivain en premier lieu, mais aussi... musicien. Il est si rare de cumuler les talents d'esthète, de dramaturge et de mélomane que nous nous en tiendrons aux deux trajectoires fondamentales déjà énoncées et demeurant, plus que la musique, l'essence du cinéma. Celui qui est un auteur semble donc concilier les recherches plastiques et thématiques. De sorte que le cinéma est un art si vaste que seuls les auteurs l'explorent.