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PASSEURS ET TEMOINS

On accordera donc que cet Ararat d’Egoyan présente de nombreuses maladresses, que son histoire est souvent trop confuse, que le " film dans le film " semble une laborieuse reconstitution historique – cependant, ces " défauts " sont le symptôme du statut délicat de ce film, objet solidairement cinématographique et politique. Le trouble qu’occasionne la vision de ce film, dû certes à son côté brouillon et à ses complications excessives, renvoie à la difficulté subjective qu’eut son cinéaste pour le tourner, en quête d’une position à la fois individuelle et communautaire. Mais cette position duel définit tous les personnages – Canadiens, Arméniens, Turcs -, accrochant chacun d’une manière spécifique leur histoire individuelle et familiale au grand drame de la communauté arménienne. Toutefois ce trouble, si on le poursuit, nous mène alors plus loin, il indique quelque chose même de la relation entre le cinéma et l’histoire : comment montrer un événement passé qui ne s’est inscrit en aucune mémoire légitime ?

  Ararat (c) D.R.
D’où la métaphore de la contrebande de drogue qui traverse le film : le cinéaste lui-même fait passer, en fraude, quelque chose d’illégal. Au premier abord, on peut être dérouté par l’histoire du jeune Arménien aux prises avec un vieux douanier pour savoir si le contenu de sa boîte métallique scellée est de la drogue ou de la pellicule à développer. Elle est parfaitement justifiée si l’on comprend que cette situation de passeur est celle du film lui-même. A la figure du douanier, répondent très exactement les gardiens de la mémoire légitime auxquels les arméniens s’adresseraient pour que leur tragédie, le génocide perpétré par le Turcs en 1915, devienne une des tragédies de l’histoire, s’inscrive dans la mémoire universelle. L’incrédulité du personnage fait écho à celle des différentes instances officielles – jusqu’à aujourd’hui, et même au Collège de France ou dans la revue Le débat (avril 2002) – devant la mémoire de ce qui eut lieu ; elle anticipe le trouble ou la déception du spectateur ou du critique devant un film dont il aura du mal à cerner ce qu’il lui veut.

Pour cette raison, le film est traversé par des figures de témoins : outre ce douanier, on notera l’acteur turc, petit ami du fils du douanier, que Saroyan recrute pour jouer le rôle de Jevdet Bey (responsable du massacre de Van), et qui, ignorant de toute l’histoire, se documentera sans doute à des sources turques pour se faire une idée de ce qui s’est passé. (A contrario, on comprend le sens de ce que serait une inscription dans la mémoire universelle : " se faire une idée " n’a alors plus de sens; un peu comme personne n’a besoin de se " faire une idée " de ce qui s’est passé à partir de 1941 entre les Allemands et les Juifs.) Une scène intervient, récurrente, dans laquelle le témoin dit à un personnage, passeur de la mémoire du génocide : " mais qu’en savez-vous ? Est-ce vrai, ce que vous racontez ? " Mis en scène par Egoyan, qui renvoie ici l’opinion à sa commune position discursive, on a là le drame propre à la parole qui se souvient du génocide : elle est toujours plus faible que celui qui veut la mettre en doute. Vingt ans après que Lyotard dans Le différend (Minuit, 1980) ait formalisé ce drame, c’est-à-dire l’impossible demande du négationniste qui dit " produisez un témoin du génocide ", autrement dit l’impossibilité logique d’un sujet présent pour dire qu’il a été exterminé, Egoyan nous montre ce drame, sous la forme spécifique qu’il prend dans le cas du génocide arménien, à savoir l’absence de reconnaissance par une autorité. C’est pourquoi, bien évidemment, le témoin privilégié auquel s’adresse le jeune arménien est douanier, c’est-à-dire représente d’une manière ou d’une autre la loi. Et la pellicule-drogue, objet du conflit entre le jeune Rafi et le douanier, signale bien que la mémoire de ce génocide-là, plusieurs générations après les faits, demeure - à l’instar des drogues - addictive pour celui qui la porte, précisément parce que la loi n’a pas voulu en prendre acte.

Ararat (c) D.R.
Tous ces témoins sont cinématographiquement descendants de la figure de ce personnage réel dont les écrits inspirent Saroyan-Aznavour pour construire son " film dans le film " : le médecin Clarence Usher, chef de la mission américaine à Van, un des quatre ou cinq témoins contemporains du génocide. Les deux Ararat, le film imaginaire comme le film réel, doivent être centrés sur des témoins, d’abord parce que le fait réel, historique, du génocide, n’est pas reconstituable comme film, ensuite parce que la quête du témoin et de son assentiment constituent la forme même de la mémoire arménienne exposée dans ce film.