On ne saurait montrer le génocide
qui eut lieu : l’exigence d’en passer par un " film
dans le film " se soutient de cette évidence,
éthique mais avant tout ontologique puisqu’on ne saurait
par principe faire des images d’un événement
qui supprime en quelque sorte ses témoins. Lanzmann
ou d’autres le savent bien, mais Resnais dans Hiroshima,
dans Muriel comme Rivette ou d’autres l’avaient compris
dès l’après-guerre, en un geste qui disjoignait
définitivement " filmer " et " exhiber ",
et commandait sans doute le cinéma moderne. Mais Egoyan
met en scène, ici, la nécessité selon
laquelle un événement passé, inmontrable
par principe et - pour de contingentes raisons historiques
- forclos de la mémoire légitime, est poursuivi
en de multiples images. Dans son film, les deux strates de
temps postérieures au génocide – la nôtre
et les années trente de Gorky – sont ainsi peuplées
d’images en tout genre. Ainsi, autour du film de Saroyan-Aznavour
gravitent les diapositives d’Ani, conférencière
spécialiste de Gorky ; le camescope de Rafi, son
fils, qui ramènera l’héroïne contre le
transport de laquelle il acquit le droit de les filmer en
Turquie ; le poster de l’Ararat que le cinéaste
fictif place à l’horizon de Van, en un contresens géographique
qui contient une vérité symbolique; toutes ces
images convergeant vers celles que peint, dans la période
antérieure, Arshile Gorky.
Cependant aucune
de ces images ne saurait " montrer ce qui s’est
passé ", comme le prétend Saroyan-Aznavour
avec son film ; et moins que tout les images de ce
film imaginaire, qui sur l’écran nous font l’effet
d’une laborieuse reconstitution historique de plus. Ce qu’a
compris Egoyan, à l’inverse de son réalisateur
fictif, c’est que cet effet-là est nécessaire,
que des Arméniens en haillons et des Turcs en uniformes
à cheval sur un écran ne seront jamais la
vérité d’un génocide, mais un simple
film historique. Parce qu’il tient à cette vérité,
Egoyan n’a pas voulu faire ce film-là.
A l’inverse, les images de Rafi sur son camescope, filmant
le lac de Van, l’Ararat, l’île d’Aghtamar et son église
arménienne délabrée, semblent de simples
images touristiques : " mais il n’y a rien
là-dessus !", s’exclamera le douanier.
Au vu de cette scène, on ne peut s’empêcher
de penser, dans Shoah, à ce rescapé
des camps nazis qui, se promenant dans ce qui fut Treblinka,
dit " c’est paisible… on ne se douterait de l’horreur
qui s’est passée ici ". Ces images ne prennent
leur sens de trace du génocide de lieu de mémoire,
que pour celui qui n’ignore pas. Mais ce savoir là,
comme on sait, fait officiellement défaut pour les
Arméniens, d’où la prolifération d’images
pour combler la faille...
Les images ne montrent donc rien,
elles peuvent simplement porter une mémoire, parce
qu’elles font partie d’un héritage : ce qui
a été légué aux enfants de survivants.
Ceux-ci sont par conséquent obscurément poussés
vers de telles traces, aussi bien pour en produire que pour
les transmettre. C’est à se réinscrire dans
l’histoire du legs que l’image rejoint la vérité,
et peut porter témoignage de ce qui eut lieu. C’est
pourquoi le fil conducteur du film est cette photo d’Arshile
Gorky et de sa mère, que le peintre peignit avant
de se suicider, et que plus tard l’universitaire Ani commente
pour ses auditeurs. Le film s’achève logiquement
sur la reconstitution de la prise de vue par le photographe
du village, dans le pseudo-Ararat d’Aznavour-Saroyan,
en une répétition de l’acte répétiteur
d’Arshile Gorky. Car toutes les images du film convergent
vers cette photo, c’est-à-dire cela qui seul demeure
et qui, replacé dans cette histoire, devient la seule
mémoire de ce qu’annula le génocide.
Or, dès que cette
image reprends son poids de legs, elle s’inscrit elle-même
dans une plus longue histoire, l’histoire des Arméniens
que le génocide voulut effacer. Elle reconduit en
effet à son symétrique, cette Vierge à
l’enfant gravée sur le fronton de l’église
d’Aghtamar, qu’à son tour le jeune Rafi va clandestinement
enregistrer sur son camescope. Ce qui se reconstitue ici,
sur l’écran d’Egoyan via celui du camescope, et contre
la tentative des Jeunes Turcs, c’est la continuité
d’une histoire. On prend alors la dimension du projet d’Egoyan,
qui, plutôt qu’une absurde fresque historique, voulut
présenter le processus par lequel des individus peuvent
se construire en s’inscrivant dans une mémoire ancienne
et générique, pour recréer eux-mêmes
en retour cette mémoire.
Bien sûr, Arshile Gorky, Arménien,
savait que sa toile, la mère et l’enfant, prend place
dans une très vieille histoire arménienne,
puisque la tradition iconique arménienne s’attela
pendant des siècles à peindre des Vierges
avec enfant, en particulier sur les miniatures des livres
pieux que ses congrégations diffusèrent dans
le monde entier, et dont ses moines furent parmi les plus
grands spécialistes. Faire de ce peintre et de cette
toile le pivot du film, revient donc à réaffirmer
le tissu de l’histoire par delà la blessure du génocide,
à indiquer que l’identité et la mémoire
arméniennes ne se résument pas au seul souvenir
traumatisant de cet événement.