Mais, dans son effacement
de la réalité même de la population arménienne
de Turquie, effacement des lieux de culte et des objets,
effacement qui se poursuit aujourd’hui encore – ce qu’indiquent
discrètement dans le film les difficultés rencontrées
par Rafi pour aller filmer l’Ararat – le génocide a
condamné les Arméniens à se réinvestir
dans les images, à multiplier les images d’images,
comme cette peinture de photo… Images d'images tout entières
ordonnées autour d’un centre vide, la mémoire
inimaginable de l’événement de 1915. D’où
le rôle de fétiche que joue la photo de Gorky
avec sa mère, icône que les événements
ont condamné à tenir lieu d’une réalité
manquante. Et sans doute ici, la mémoire du génocide
a rencontré la tradition des icônes religieuses,
toutes deux se renforçant l’une l’autre. Egoyan a pris
acte de cette configuration, au niveau de plusieurs parcours
individuels.
TRANSMISSION
L’enjeu de ces images autour du génocide
n’est donc pas de montrer, il consiste, avant tout, à
rétablir un fil brisé, autrement dit, à
transmettre. On retrouve ainsi les problématiques chères
à Egoyan, ce cinéaste qui, de Calendar à
De beaux lendemains en passant par Exotica¸
filme la construction des individus par eux-mêmes à
partir de l’histoire. Car la présente oeuvre ne pose
qu’une seule question – celle que se posent les personnages
eux-mêmes : qu’est-ce qui se transmet ? Qu’aura
transmis à son fils le père de Rafi, mort en
tentant d’assassiner un diplomate turc ? Bien sûr,
cette question parcourt tout l’interrogatoire avec le douanier,
et dans l’énigmatique objet constitué par les
boîtes métalliques de pellicule ou de drogue,
se trouve au fond ce que Legendre appelait " l’inestimable
objet de la transmission ", objet que son destinataire
porte en l’ignorant, comme souvent les passeurs de drogue.
Mais dès l’ouverture du film, lorsqu’Aznavour-Saroyan
franchit la frontière auprès de ce même
douanier et doit laisser sa grenade mûre à l’entrée
pour obéir à la Food legislation, le
ton est donné : la grenade est le fruit de la
transmission, celui dont la mère disait qu’il porterait
chance, en même temps qu’il est typiquement d’Arménie.
Le prologue même du film, plan indescriptible mêlant
les trois époques (1915, 1934, 2000), mixant bruits
humains et bruit de chevaux au trot, sur des images floues
d’aéroport entrecoupées d’un plan de la fenêtre
de Gorky devant le ciel, sans qu’on puisse déceler
de coupure entre deux plans, expose ce parasitage ou cette
circulation des époques qui est l’enjeu de la transmission.
Montrée dans le tableau de Gorky, et en-deça
dans le bas-relief d’Aghtamar, ou bien dite dans cet apologue
de la grenade, la transmission concerne certes la question
de la relation de la mère au fils – ainsi, entre Rafi
et sa mère, seuls personnages " réels ",
contemporains, du film, relation que toutes les autres relations
mère-fils illustrent ou enrichissent. Mais elle institue
aussi le père comme énigme : père
absent d’Arshile Gorky, puisque, parti à l’étranger,
il manque sur la photo ; père assassiné
de Rafi, ou présumé suicidé de sa demi-sœur.
Le statut de fétiche de l’image tient à ceci,
qu’elle enregistre le manque du père, l’énigme
de sa suppression. Pour tous les personnages du film d’Atom
Egoyan, ce manque là renvoie d’une manière ou
d’une autre à l’Arménie, à l’Ararat et
au génocide ; tel est ce qui les réunit.
Ainsi, le fils du douanier, homosexuel et compagnon de l’acteur
turc, retrouve en quelque sorte symboliquement son père
à l’occasion de la rencontre de celui-ci avec le jeune
Arménien qui vient de trouver en lui un témoin
pour l’histoire du génocide. Et la demi-sœur de Rafi
inaugure une manière de se réapproprier le supposé
suicide de son père en l’identifiant à Gorky
et en reconduisant le suicide de celui-ci à ce qu’il
vit lors du massacre de Van.
Mais, par delà la contingence
de l’histoire d’Arshile Gorky, ou de celles qui sont racontées
dans le film, ce manque-là est aussi une revendication
– comme d’ailleurs la demi-sœur de Rafi interprète
la posture de la mère de Gorky sur le cliché.
Car il ne faut pas aller trop loin pour comprendre que le
père manquant à qui l’on s’adresse est ici
de la même étoffe que la Loi, et que ce manque-là,
davantage que la perte réelle, a brisé la
mémoire arménienne parce qu’elle ne peut précisément
réussir à se figurer cette perte. Sinon en
des tentatives pathétiques et maladroites telle que
le terrorisme du père de Rafi, acte symétrique
inversé du suicide de Gorky en 1934 (on notera qu’à
la même époque Talaat Pacha était assassiné
par un jeune justicier arménien à Berlin).
Voilà pourquoi, significativement, après sa
confrontation avec un acteur turc, Aznavour –Saroyan dit
que le deuil des victimes est moins lourd à porter
que le sentiment de la haine encore présente. Cette
insupportable persistance de la haine, visible encore dans
l’obsession turque à effacer les traces des Arméniens
et de leur anéantissement, découle directement
du manque d’une parole réparatrice, qui seule, dans
et par la Loi, eut permis à la réconciliation
de s’effectuer.