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RECONCILIATION ET VERITE

  Ararat (c) D.R.
Qu’en est-il de la réconciliation ? Le film laisse cette question ouverte, à l’occasion du conflit qui oppose le jeune Rafi à l’acteur turc choisi pour incarner Jevdet Bey, le responsable du massacre de Van. Près d’un siècle après les événements, un Turc d’aujourd’hui et un Arménien, vivant tous deux à Toronto, n’ont au fond aucune raison de s’en vouloir. Du moins si l’on raisonne à l’échelle des individus. Mais la question de l’héritage, ou de la transmission, s’en mêle, avec ce qui en cet héritage est resté en souffrance : alors la réconciliation devient un enjeu.

En Afrique du Sud, on a nommé Vérité et réconciliation (Truth and reconcilation) la commission qui, sous l’égide de Desmond Tutu, fit la vérité sur les crimes de l’apartheid tout en donnant une place au pardon des auteurs. Sous ce titre se traduit un double impératif, issu des deux dimensions mêmes du temps. Faire droit au passé, donc accorder aux victimes et à leurs proches reconnaissance de la vérité ; mais aussi faire droit à l’avenir, donc épargner à un pays des règlements de compte infinis, c’est-à-dire réconcilier les Noirs et les Blancs. La commission incarnait un acte politique majeur, voué à satisfaire à l’exigence de rendre possible un après-apartheid; cette exigence se devait alors de faire droit aussi bien à l’avenir qu’au passé, pour en quelque sorte ouvrir le temps. Et l’on conçoit que réconciliation et vérité furent deux exigences simultanément nécessaires, tout autant que le passé et l’avenir sont par principe liés pour définir le temps.

Atom Egoyen (c) D.R.
L’acteur turc d’Ararat n’est pas antipathique, il n’est pas un propagateur de la thèse négationniste turque, il est simplement, comme la plupart de ses compatriotes, indifférents à cette histoire dont il a peu entendu parler. Amené professionnellement à s’y intéresser, il reprend à son compte les " explications " turques – " c’était la guerre, etc. " - et au fond, on ne saurait lui en vouloir de ne pas voir qu’elles sont inconsistantes. Surtout, il ne saisit pas en quoi il y a là un enjeu tragique pour le jeune Arménien qui l’a ramené chez lui. Devant la réaction catastrophée que manifeste celui-ci à ses propos, il lui propose donc de boire une bouteille de champagne, tous les deux, deux Canadiens de l’an 2000, qui doivent regarder l’avenir et non rester fixés sur des histoires anciennes. C’est là l’impératif de réconciliation – une réconciliation sans la vérité, ou sur son dos.

Mais l’Arménien ne peut pas. Sans doute, une certaine sagesse voudrait qu’Ali ait raison – sagesse des intérêts bien compris. Sans doute aussi, Ali pourrait finir par donner raison à l’Arménien sur la question du génocide, mais le désaccord est plus profond : pour lui, tout cela ne mérite pas qu’on en fasse une telle histoire. La réconciliation est impossible, parce que l’Arménien ne peut se placer sur le plan où se tient son interlocuteur, celui de l’estimation des intérêts et de la préparation de l’avenir. La scène, ici, affronte deux logiques non pas antagonistes mais hétérogènes, elle expose précisément ce que Lyotard appelle le " différend ", ce conflit qu’aucune juste mesure ne peut évaluer, qu’aucun tiers ne peut trancher, qu’aucun moyen terme ne peut concilier, puisque nul sens commun n’englobe les protagonistes.

  (c) D.R.
Il y a de l’Antigone chez le Rafi d’Egoyan – et son affrontement avec Ali reprend, quelques millénaires plus tard, le duel qu’elle soutint avec son oncle Créon. Exigence politique de la concorde d’un côté, soutenue par Créon en tant que roi de Thèbes, contre exigence de faire droit au frère mort, et plus généralement aux ancêtres et aux legs, pour laquelle Antigone se laissera mourir. Tel est le tragique contemporain auquel Ararat nous convie, lors du face-à-face du comédien turc avec le jeune Arménien. Le film se ressource au souvenir de la tragédie grecque pour mieux exposer l’enjeu auquel se mesurent les personnages, et nous avec eux, la référence mythique rehaussant encore la profondeur historique que travaille Egoyan dans cette œuvre sur la pénible mémoire. (La demi-sœur de Rafi est elle-même héritière lointaine d’Electre : jeune femme reprochant à sa mère la mort de son père, et tentant de rallier son frère à ses desseins…)