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Ferrara, à l’inverse d’un Kubrick qui n’a jamais cessé de faire les trajets les plus grands, les plus lointains (la netteté remarquable chez lui à passer de l’infiniment grand à l’infiniment petit, à les faire se raccorder, est de nature toute pascalienne), ne met le nez que dans ce qu’il connaît et ce qui lui est le plus proche (la came, qui n’est pas synonyme de rétention ou de repli mais de circulation et d’accélération, comme figuration symbolique du rapport viscéral, de dépendance – son grand sujet – qu’il entretient avec le cinéma).

  The Funeral (c) D.R.
Ainsi est offert à tous le résultat palpable de ses observations participantes (à l’instar d’un Fellini, Ferrara, juge et partie de ce qu’il filme, mouille toujours sa chemise) dans un idéal de partage vieux comme la chrétienté elle-même (la distribution lors de la Cène, dont on voit la représentation dans un des plans du film, du pain – ici ils sont de cocaïne – par le Christ, avec ce leitmotiv que le cinéaste prend tout à fait au sérieux : " Ceci est mon corps, ceci est mon sang ". C’est un autre miracle christique, celui de transformer le sel en sucre, que Ferrara reprend en transmuant un feu d’artifice aux particules colorées dispersées sur l’écran d’une télévision ainsi que de la neige artificielle – plus de vraie neige dans le New York de R’ x-mas – en poudre blanche tout aussi artificielle, la coke.

Insensiblement, deux titres ferrariens a priori disjoints se raccordent (The Funeral Nos Funérailles en français datant de 1995, Our Christmas en anglais : il s’agit d’ailleurs des deux seuls films " d’époque " qu’ait jamais réalisé le cinéaste, le premier consacré à l’ère de la prohibition durant les années 30 et le second situé au début des années 90 juste avant l’accession à la mairie new-yorkaise de celui qui est considéré aujourd’hui comme un messie, Rudolf Giuliani), avec les thèmes communs du commerce et de ses illicites, de la famille en manque d’un disparu (le frère assassiné de The Funeral, le mari kidnappé ici) qui fait trou noir, de la mort et de la résurrection. Autrement dit, la scène traumatique – mais c’était aussi le viol de la nonne dans Bad Lieutenant, le meurtre de The Blackout, les charniers dans The Addiction – doit opérer de façon rossellinienne, par le marquage de sa fulgurance inacceptable ou incompréhensible, l’avènement ou le retour (tel Lazare d’entre les morts) de la conscience.

Christmas (c) D.R.
Insensiblement avions-nous écrit plus haut, puisque des percées sanglantes de Driller Killer en 1979 aux rails de coke des derniers films, Ferrara a montré ce qui signifie ou doit être dit par le passage (Murnau, sa référence cinéphilique absolue) de la plus grande violence à la plus douce des connivences, des raccords cut aux fondus enchaînés. Le chemin de la (prise de) connaissance s’effectue sur le mode du choc quand celui du marché de la drogue prend les atours de l’aisance, de la facilité, de la fluidité. Comme chez Dostoïevski (une référence littéraire tentante pour Ferrara, et Gide aimait à comparer l’écrivain russe avec Dickens), le montage ferrarien est foudroyant, plus électrisant que percutant désormais, puisque du crime au châtiment, de la pureté à l’abjection (le meurtre final du policier corrompu apparenté à la décapitation de Saint Jean-Baptiste sur ordre de Salomon), du bien au mal, du centre (ville) aux extrêmes (la périphérie, downtown), entre chien et loup, il n’y a qu’un pas que les fondus enchaînent sans plus aucun fracas, comme en sourdine. Violence d’autant plus insidieuse que son assourdissement leurre sur son improbable absence.

Le pessimisme ferrarien s’est raffermi, il a cependant gagné en élégance formelle ce qu’il a perdu en fureur primitive. Ferrara ne hurle plus, il susurre ce qui fait dans nos vies la plus petite et irréparable différence (d’où son usage insistant du gros plan) en opérant le plus tranquillement du monde la facture moelleuse, cosy, du système libéral consumériste : acheter l’espace, le réduire en temporalité malléable à merci, effacer ainsi toutes les distances et toucher absolument tout ce qui peut (et doit : c’est un mot d’ordre implicite) être absorbé par une économie capitaliste qui ne fonctionne que par l’idée de dépendance (en ce sens, il n’y pas plus proche de R’x-mas que Millenium Mambo aujourd’hui). Dépendance vécue sur le mode approprié de l’engourdissement physique et de la paralysie morale : non plus un " bio-pouvoir " (Surveiller et punir de Michel Foucault) de contrôle des corps mais ce qu’on appellera un " physio-pouvoir " de contrôle des esprits.