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  Christmas (c) D.R.
Nettoyant Murnau de ses oripeaux expressionnistes (non plus des oppositions mais des coexistences – le jour et la nuit –, non plus des luttes mais des interférences – la lumière dans les ténèbres et l’obscurité en plein jour, c’est-à-dire le contre-jour qui enrobe les plans ferrariens ; alors, quant à dégager une quelconque lecture manichéenne du monde avec distinction entre le Bien et le Mal à l’appui, cela n’aurait guère de sens et de pertinence pour une lecture critique de notre monde contemporain), Ferrara ne garde de l’auteur de Nosferatu que la figure du passage : passage d’états, d’affects, d’images, d’argent dans des espaces et des corps poreux et mous. Et c’est comme si finalement Ferrara préférait Vertov à Eisenstein ou Godard à Kubrick : sa contemporanéité se joue effectivement dans le fait de ne considérer l’image que comme un enchaînement et l’enchaînement que comme une image, en se demandant ce qui peut bien arriver encore à faire aujourd’hui trace ou indice.

Exact voisin du philosophe Virilio, le cinéaste nous dit que tout est raccord, tout se touche, tout est connecté, tout se fond (on est passée des architectures lourdes de Kubrick aux " architextures " de réseaux et urbaines de Ferrara et de l’auteur de " L’espace critique "), dans une œuvre de réduction à l’infime de tout ce qui peut faire différence (ou distance ou ce qui sépare) jusqu’à extinction de celle-ci et par une logique de déréalisation (nous y sommes en plein dans la société du spectaculaire intégré théorisée il y trente ans par Guy Debord) qui sert de paravent glissant, de camouflage opaque à cette œuvre-là.

Abel Ferrara (c) D.R.
Cette dilution généralisée, cette liquéfaction des valeurs les plus dures et les plus sûres, cet égalitarisme qui ne sert que la morale dirigiste du profit au pays de la libre entreprise, R’ x-mas en dénonce les effets euphorisants, pervers et déformants (cf. lors du générique-fin, l’hymne de noël " Silent night " repris par les rockers de U.S. Currency, comme à la fin de Goodfellas de Scorsese on entendait la reprise punk et destroy de " My way " par les Sex Pistols, règle son compte à la mythologie typiquement américaine de la poursuite du bonheur, mythologie frelatée, comme s’érodant d’elle-même) dans la manière qu’il a de déplacer les enjeux de la seule question qui compte : qu’est-ce qui compte ? Qu’est-ce qui importe le plus ? La crise morale plutôt que financière de la petite entreprise du couple jamais nommé du film (à l’instar du bad lieutenant ou de X de New Rose Hotel, des personnalités réduites à la portion congrue dans leur fonctionnalité plus ou moins bien assumées), l’accroissement du capital plutôt que la personne humaine, personne morale et consciente ? Mais aussi le thriller et ses codes connus de tous plutôt que le savant documentaire sur les circuits financiers de distribution et de vente de la drogue ?

La mise en scène ferrarienne est caressante, elliptique, sensuelle et pointilliste, enveloppant de ses travellings vénéneux et de l’ondulant de ses cadres le programme bien huilé des trajets de ce couple yuppie et catholique au moment des achats de noël qui considère avec la même importance qu’il faut parfaire les relais de l’écoulement de la cocaïne (détournerait-on de l’argent du profit escompté ?) comme il faut à tout prix récupérer une poupée " Party Girl " que tout le monde s’arrache et que leur charmante petite fille guette pour le réveillon, poupée escomptée depuis déjà un bon moment.

  New Rose Hotel (c) D.R.
Mais un grain va gripper cette belle mécanique (voir leur rutilante BMW comme signe extérieur de richesse) et il n’est ni de coke ni issu de l’image numérique d’un caméscope familial car il s’agit de la fiction ferrarienne favorite, celle de l’absence, du trou qui fait et joue le manque affectif (comme dans The Blackout en 1997, New Rose Hotel en 1999 et déjà dans Driller Killer) chez la femme pendant que le souvenir obsédant du kidnapping pour le mari se lit à même sa peau froissée (on l’a frappé aux côtes), tels les stigmates du Christ qui font plus que symboliser l’arrachement réel dont il a été victime dans l’éloignement involontaire de sa femme et de son enfant. C’est toute la réalité de la violence du système auquel il appartient qui lui est révélée, non plus fallacieusement feutrée, filtrée et amortie par les vitres teintées et les coussins de sa voiture. L’idéologie de la réussite sociale que personne aux U.S.A. n’oserait critiquer, puisqu’elle est le fondement même de la richesse et de la puissance autant matérielle qu’auratique du pays (le couple est d’origine dominicaine et de récente immigration – le héros de " Cat Chaser ", adaptation d’un bouquin d’Elmore Leonard en 1988, quant à lui souffrait des souvenirs d’une captivité encore brûlante en République dominicaine), est une fin qui se fiche bien de savoir quels sont les moyens pour parvenir à elle. Liquider la visibilité des moyens est justement la logique intrinsèque de la loi du gain qui, seule, doit être visible et se montrer.