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"THE WRONG LANE"

Iréne Dunne (c) D.R.

Dans la première scène, Helen discute avec une autre serveuse, venant des cuisines et reprenant le chemin de la salle, puis la corrige : " You’re on the wrong lane ". D’un début d’après-midi au lendemain final, le temps d’une longue nuit (When tomorrow comes), Helen va devoir, elle aussi, franchir une ligne. Reculer pour mieux sauter. Franchir une barrière sociale. Le syndicalisme, l’idée et la volonté de grève, l’acte de s’engager dans la grève et de la prôner, témoignent, chez Helen, d’un premier engouement général - individuel et social. Lors de la scène de l’assemblée, la dizaine de femmes, se levant pour prendre la parole instantanément, ne souligne rien d’autre : le sursaut vital, l’élan social (ici à grande échelle), l’éveil pour changer de condition, dans un bond vital en dehors de soi.

Le discours d’Helen, qui harangue l’assemblée, traduit la même ambivalence que celle de ladite scène du restaurant. Assertive, réfléchie et réflexive, sa revendication s’affine, se précise à mesure que se régule la révolte en elle, qui la fait se lever elle aussi à cette réunion syndicale. Helen est un personnage animé par une revendication personnelle qui s’érige en discours social. Son dépassement, au cœur de la petite assemblée, a valeur de rassemblement. En même temps, elle dépasse d’une part son statut (la serveuse contre l’ordre dominant) et touche à une plénitude provisoire (elle est reconnue aux yeux des autres). D’autre part, elle s’accomplit elle-même en agissant contre le cours des choses. Travailleuse et amoureuse gréviste, du moins intermittente, elle y parvient en s’engouffrant dans un désordre passager, en frayant avec l’inconnu, l’homme et la grève.

Avertie par deux garçons fonçant droit sur eux dans une poussette, Helen s’extirpe quelque peu du moment, de sa position ; se met sur sa droite quand passe la petite voiture, puis se remet à sa place initiale. Accomplissement d’un geste anodin, cet écart traduit un passage ou recul latéral, une distance vis-à-vis de la situation, une promenade avec le pianiste. Cet écart va devenir la figure charnière de When tomorrow comes, rituel d’une remise sur les rails, qui s’effectue en vue d’un danger environnant, contextuel, mais qui ne perturbe pas pour autant l’amour en cours.

  Charles Boyer (c) D.R.

Le bond en dehors de soi procède en premier lieu d’un recul du personnage sur lui-même. C’est-à-dire d’un constat sur sa personne qui fait part de lucidité et clairvoyance. A la question formulée par Philippe " Pourquoi de telles pensées dans une si jolie tête ? ", Helen répond d’abord à la vue de la poussette qui termine sa course dans un muret, qu’il s’agit d’un symbole de l’époque, en forme d’apologue, " le capitalisme au volant, l’ouvrier qui perd son pantalon. " Au constat actuel, elle ajoute ensuite, en rapport avec son environnement naturel, son territoire social : " Il suffit d’être née de ce côté-ci de la barrière. " Wrong, right lane, ligne continue, ligne de rupture : autant de mots pour séparer l’espace scénique (où se tient Helen et Philippe) de sa ligne de démarcation (la barrière). A nouveau, le contexte social (la lutte de l’ouvrier contre le capital) ne se situe pas en dehors de la séquence, repoussé dans un proche hors-champ, mais s’introduit sur scène et contamine la discussion. Helen prend en compte la société comme celle-ci la prend (mal) en compte. Double mouvement du personnage : sa réponse personnelle englobe la société et elle, si elle s’y inclut, la regarde encore de loin.

Helen est un intermède géographique, un rond-point : elle participe, agit tout en pivotant sur elle-même et s’auto réfléchit dans l’acte. Si elle ne dépasse pas la ligne qui la ferait prendre conscience du moment (elle est inhumaine, rappelons-le), Helen parvient tout de même à se concevoir, presque à s’observer. Dans la scène du ponton, elle se penche sur la rampe, contemple, observe avec recul et lucidité la situation sans perspective qui se présente à elle. Philippe énonce la ligne directrice du personnage d’Helen (un des fils rouges de notre étude), qui tend à une plénitude et à une liaison que vont venir perturber plusieurs éléments du mélodrame : " Il faut toujours aller tout droit (You must always go ahead), ne pas renoncer. "