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Sous le soleil de Satan (c) D.R.

Le sociologue Durkheim disait que " la religion est un système de forces ". Et le personnage de Maurice Pialat est animé, poussé même, par une force de l’au-delà. Étymologiquement, sacré s’oppose à profane. Sacré désigne ce qui est à la fois séparé et circonscrit (en latin sancire : délimiter, entourer, sacraliser et sanctifier), tandis que profane indique ce qui se trouve devant l’enceinte réservée (pro-fanum). Il y a donc deux domaines, l’un qui est réglé de manière transcendante, dangereuse et capitale, le sacré, interdit parce que fondamental, et un autre, où l’homme a loisir et liberté de penser et d’agir à sa guise. La vie est constituée par l ‘équilibre entre ces deux domaines. Or c’est justement l’affrontement de ces deux forces que filme Pialat. L’abbé Donissan est tiraillé entre son corps et son esprit. Sa volonté d’élever son âme est contaminée par la lourdeur de son corps qui s’embourbe dans la terre. Après avoir rencontré Satan, il se jettera éperdument dans sa mission de lutte contre le machiavélisme, alors que tout s’oppose à sa tâche, jusqu’aux images âpres et austères, cette pesanteur qui écrase les êtres et les paysages, à l’image de ce ciel plombé qui semble terrasser l’abbé lorsqu’il se déplacera à travers champs. Avec des plans très larges, Depardieu, imposant par son physique, n’est plus qu’un " colosse aux pieds d’argiles ", qui vacille et trébuche, dans un cadre dont il est finalement prisonnier. Point d’ouverture possible vers le hors champ dans ce film, contrairement aux premiers films de l’auteur. Aucun échappatoire possible à cette lutte mystique…

Chez Pialat, la transcendance a le visage d’une quête claire-obscure et brutale, entre Bien et Mal, foi et doute. S’opposant au vouloir délibéré, qui seul est vraiment nôtre, la tentation de Donissan paraît d’abord extérieure et étrangère, sous la forme du maquignon. Aussi l’attribue-t-on, comme Adam dans la Genèse, au Tentateur. Mais, même lorsqu’elle vient du dehors, elle ne prend racine que parce qu’elle trouve au-dedans un terrain favorable et qu’elle répond à un désir inconscient. Le maquignon lui dit d’ailleurs " Vous me portez tous dans votre chair. " Donissan s’inflige des pratiques ascétiques pour se préserver de la tentation, mais en vain. C’est donc Donissan qui est pour lui-même son propre serpent. En ce sens, la tentation est aussi intérieure et représente une difficulté plus grande à rester dans la ligne du Bien, et par-là constitue une occasion de mérite. L’homme, à partir de sa mort, a développé le sacré de l’au-delà, qu’il s’agisse d’une compensation, d’une sublimation ou d’une délivrance. Il n’est peut-être pas insensé de croire que Donissan a atteint ses trois " états de grâce ".

  Maurice Pialat (c) D.R.
Ainsi pour Maurice Pialat, le sacré engendre le doute chez Donissan face au pouvoir absolu de Dieu. L’auteur jubile donc à mettre en scène des créatures foudroyées par l’Esprit qui travaillent en eux. La perversité de Pialat est de nous montrer des êtres qui, au lieu de transmuer leur incertitude en croyance, font l’inverse. Et c’est justement contre cela que lutte Donissan qui garde espoir jusqu’au bout. Pour montrer cette espérance, l’auteur fait évoluer son personnage dans un espace où tout est possible : le Diable se montre à Donissan, un enfant est ressuscité… Pourtant, ces deux scènes peuvent être interprétées différemment, puisque l’homme qui relève Donissan n’a vu qu’un maquignon là où l’abbé a vu le Diable. La scène de résurrection n’existe, que parce que Donissan y croit et l’espère plus que tout. L’enfant lui semble lourd à porter, puisqu’il offre sa vie à l’enfant, en échange de son salut. A travers l’enfant, c’est donc lui qu’il porte à Dieu. Le sacré s'enracine donc dans le sacrifice, la mise à mort. Et c’est parce qu’il croit en ce miracle que Donissan est sauvé. Ainsi, comme l’écrit fort justement Joël Magny, " c’est cet effort qui importe et non son aboutissement. " (1) Ce pouvoir de libre interprétation qui est laissé au spectateur, suivant qu’il soit croyant ou non, rend l’œuvre d’autant plus singulière. Libre à nous d’y voir une manifestation métaphysique de la religion ; c’est-à-dire une réalité qui échappe, voire contredit l’expérience (miracle, résurrection…), cependant ces éléments mystiques stupéfient par leur ancrage hyper-réaliste.

Maurice Pialat semble viser le réalisme, mais son ambition est ailleurs : il s’agit de scruter ce qui, dans le corps, les larmes, la douleur, échappe au langage. On parle beaucoup dans son film, on use la parole, jusqu’à ce point extrême où rien ne peut plus se dire et où la passion doit déchirer les mots et les corps. Loin de toute métaphore, de tout psychologisme artificiel, il filme la réalité de façon impudique, ce qui confère à son œuvre une violence morale éprouvante. Pialat se fait le cinéaste des sentiments crus et exacerbés. " Par les mots ou par les images, le projet esthétique se confond avec le défi spirituel. Comment susciter une nouvelle vision des êtres et des choses ? " (2) écrit Jean Collet à propos du film de Maurice Pialat. La violence du sujet se traduit par une représentation du chaos, où personne n’est bon, personne n’est méchant : tout le monde souffre, se cherche et se déchire. Toutefois Maurice Pialat ne cède pas au misérabilisme et au pathétisme facile. Il louvoie habilement entre maîtrise et perte de contrôle, entre lumière et ombre pour exprimer les " oscillations du doute ", expression empruntée à Joël Magny. Et Maurice Pialat se place au premier rang des spectateurs, en interprétant le rôle de Menou-Segrais, cet abbé à la foi suspecte qui semble être la première intervention du Malin dans la vie de Donissan.