Le film Sanjuro est une énigme à visage
découvert. Celui du comédien Toshiro Mifune, corps
acrobate, corps miroir, corps intime du cinéaste Kurosawa.
Il y a une érotique du corps de l’acteur qui serait à
écrire, celle-là même qui ébranle
le regard du spectateur. Mais ici quel regard est convoqué
par Sanjuro ? Comment s’inscrit-il au récit filmique ?
C’est un homme de nulle part, une énigme à ressort
qui s’étire tel un chat à la première séquence.
Il est le diable à ressort qui rentre dans la boîte
à jeux et met en place une scénographie rythmée
par on ne sait quel principe de certitude. Si ce n’est celle
de délivrer le gouverneur caché dans une autre
boite, la maison d’à côté. Cloisonné
dans un espace à tiroirs, battants, volets et parois,
le spectateur, tout comme les neuf naïfs, sont emportés
dans un mouvement sans queue ni tête, par la seule puissance
d’énonciation de Sanjuro. Sa parole fait acte. Systématiquement,
il met à bas les tentatives dérisoires d’exécutions
de plans du groupe. Ce qui est assez comique, c’est la rapidité
avec laquelle ces neuf hommes se sont rangés et pliés
aux desiderata de ce quasi inconnu. Il ordonne le rythme, la
cadence et la typographie de chacun sans que quiconque y trouve
à redire.
L’enjeu ne se situe pas à ce
niveau d’explication psychologique (de fait l’intrigue importe
peu, on en vient à oublier l’existence de ce gouverneur
tant les déplacements corporels occupent tout le
champ du cadre filmique) mais plutôt dans la jouissance
d’une vision bloquée que ne cesse d’expérimenter
le cinéaste. Par exemple, l’usage du hors-champ ici
ramené à la seule vérité de
parole de Sanjuro : nous voyons et croyons par ces
mots, le champ devient aveugle (Pascal Bonitzer) et notre
regard s’affûte, s’aiguise, s’exacerbe au moindre
souffle de chacun. Nous ne savons jamais ce que nous allons
découvrir derrière la cloison, au-delà
du muret, par-delà les feuillages. Sanjuro est le
meneur, il tient la manette du combat (il faut délivrer
le gouverneur) et c’est de son regard qui trouve (l’issue,
l’idée, la tactique) que nous pouvons continuer d’avancer.
Je dis " nous " car nous rentrons
dans le cercle des neuf alliés. Et nous sommes tous
aux aguets à attendre quoi faire à la prochaine
étape. D’où le caractère enfantin et
ludique du film/jeu car, tel un enfant, nous sommes dans
un rapport non pas d’appréhension mais de préhension
du monde, peu à peu et pas à pas. On découvre
à chaque fois du neuf, du nouveau, de l’inattendu.
Alors même que les gestes sont les mêmes (courir,
se cacher, se battre, s’échapper). En fait, ce champ
aveugle n’est pas tant affaire de vision aveuglante (elle
viendra à l’extrême fin du film) que de vision
esquivée, retardée, érotisée.
On trépigne d’impatience de savoir ce qu’il y a derrière
la barrière, quel va être le prochain coup
monté. A la limite, on en vient presque à
oublier la raison de toute cette effervescence. Il faut
faire un effort pour se rappeler qu’effectivement, il s’agit
de délivrer un certain gouverneur dont on en vient
presque à douter de son existence. Mais la libération
du gouverneur fait chuter littéralement le film
: les neufs jeunes hommes sont tous sagement agenouillés,
chacun à sa place et muets, le corps de Sanjuro n’occupe
plus le premier plan, il est effacé. La partie est
finie.
Nous sommes emportés par une dialectique du dedans
/ dehors ; caché / découvert ; debout
/ accroupi ; actif / passif. Et la musique participe
de cette dynamique par son redoublement sonore qu’elle opère
à l’intérieur d’une scène physique.
Non comme illustration mais plutôt comme une rengaine
critique et le jazz alors trouve sa place. L’effet de surprise
fonctionne (à première vue, et in fine, de
manière assez vulgaire, on ne fait pas de lien immédiat
entre la figure du samouraï et le jazz, musique de
la modernité). De ce collage où deux figures
esthétiques se balancent, naissent la beauté
et la critique. Tout est là. Des corps juvéniles
enfermés dans une confusion ; portée à
son plus haut degré : soit c’est la déflagration
du corps politique et social, ou bien le renversement par
l’absurde. Sans cesse, le cinéaste nous fait osciller
entre ces deux extrêmes dans le plan. C’est du jeu.
Alors on rit. Mais à quel prix ?