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La méthode
est imparable et beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît.
Moore nous montre " par l’absurde " que
si les médias ne requièrent qu’une très
faible adhésion à leur discours, ils compensent
cette faiblesse par une contamination progressive de l’espace
de parole public qu’ils finissent par occuper en totalité.
En inventant cette image stéréotypée
du " cadre délinquant ", Moore
détourne le contenu du discours médiatique mais
en conserve la forme, rendant ainsi explicite son caractère
partial et construit. Il s’agit de reconquérir ainsi
" par la force " l’espace mental du spectateur
en dynamitant les catégories de pensée qu’impose
structurellement la télévision marchande. Cette
" méthode ", utilisée pour
la première fois de manière cohérente
dans Bowling for Columbine, s’explique à la
fois par le passage de Michael Moore à la télévision
- où il a pu expérimenter toutes sortes de techniques
relevant du film militant et prenant le contre-pied de la
télévision classique - et par une radicalisation
progressive de son discours. Au fil des films, sa maîtrise
du cinéma augmente dans les mêmes proportions
que sa rage face à un système inique. Décrire
la situation des exclus et leur donner la parole ne suffit
plus : il faut battre en brèche le discours médiatique
sur son terrain.
C’est sans doute l’originalité et la grande force politique
de Moore : il lutte pied à pied, dans l’arène
médiatique, contre le discours dominant, en cherchant
à convaincre les téléspectateurs de tous
horizons. Livres, films, émissions de télévision,
tous les supports sont mis à contribution pour tenter
péniblement de s’immiscer dans un monde d’ordinaire
inaccessible au commun des mortels, afin de proposer un discours
différent. La Fox Television en a d’ailleurs bien perçu
le danger puisqu’elle n’a pas renouvelé le contrat
de Moore après " TV Nation ". Sans
doute les responsables de cette chaîne voyaient-ils
en lui un " amuseur " de plus, apte à
participer à la grande diversion générale
que constitue le flux télévisuel; quelques épisodes
ont suffit à les convaincre que ce n’était pas
le cas.
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Bowling for Columbine
est donc grandement redevable dans sa forme à cette
expérience de la télévision et de ses
mécanismes. Aux approches du documentaire plus classique
qui étaient celles de Roger and Me, ce film
en ajoute de nouvelles qui les complètent harmonieusement
et offre en définitive un " arsenal "
assez complet d’outils (d’armes?) pour appréhender
et décrire la réalité. On pourrait distinguer
ainsi quatre axes stylistiques principaux :
1. La volonté d’établir
un impossible dialogue
C’est là une figure constante
des films de Moore : l’enquêteur agitateur qu’il incarne
cherche à dialoguer, " d’égal à
égal " avec les détenteurs du pouvoir
au nom d’une vision mythique de la démocratie (" Tous
égaux "), et ce qu’il s’agisse du pouvoir
politique, économique ou militaire. Dans Roger and
Me, il veut interroger le PDG de General Motors, dans
The Big One, celui de Nike, et dans Bowling for
Columbine, celui des supermarchés Wall-Mart puis
Charlton Heston, président de la société
des détenteurs d’armes (NRA). A chaque fois, c’est
cette quête d’un dialogue humain fondé sur le
respect mutuel qui structure le film et se voit contrecarré
par la volonté des interlocuteurs qui refusent littéralement
de parler " à n’importe qui ",
c’est à dire à quelqu’un qui n’appartient pas
à leur monde ou à la sphère médiatique
- celle-ci étant d’ordinaire leur intermédiaire
privilégié. Au fil des films, on perçoit
ainsi l’évolution du statut médiatique de Moore
à travers la réaction de ses interlocuteurs,
l’étonnement et la morgue laissent peu à peu
la place à une attitude beaucoup plus conciliante,
conforme à l’image de marque de l’entreprise.
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Cette recherche du
dialogue n’est d’ailleurs peut être pas seulement une
figure rhétorique visant à montrer le cloisonnement
du monde social, en effet Moore cherche réellement
à discuter, lorsqu’il le peut, - c’est notamment le
cas lorsqu’il rencontre Charlton Heston à la fin de
Bowling for Columbine. Ce dernier, ancien acteur, pense
pouvoir maîtriser en toutes circonstances, l’image qu’il
donne de lui-même face à une caméra, et,
pendant la première partie de l’interview, son aplomb
et sa manière assurée d’asséner ses idées
paraît lui donner l’avantage. En revanche, vers la fin
de l’entretien, Moore qui n’a cessé de le questionner
au nom du bon sens et du respect d’autrui (était-il
raisonnable d’organiser un congrès de la NRA à
Columbine quelques jours après le massacre ?) parvient
à le mettre en défaut. Sentant alors que le
pouvoir, le contrôle de l’image, lui échappe,
il quitte la scène, penaud, sans un mot.
La motivation profonde, peut-être inconsciente, de Moore
au cours de ces " dialogues " avec des
personnalités dont il désapprouve l’action,
relève sans doute d’une forme d’incrédulité
face à tant de mépris. Tout se passe comme s’il
avait besoin de se voir confirmer par le PDG de Nike en personne
que ce dernier emploie des enfants dans ses usines de Malaisie,
pour le croire.
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