Cette tension qui prenait donc la forme
sursitaire (retarder le moment où il faut rentrer à
la maison et ressortir maman du placard, en gros réintégrer
le circuit : c’est le récit de Tiens ton foulard Tatiana
en 1994) était au cœur du cinéma de Kaurismäki.
Jusqu’à Juha, tentative la plus radicale du cinéaste
à ce jour. Ce film limite de 1999 invalidait complètement
la continuation du principe kaurismäkien de sursis en vigueur
dans le reste de l’œuvre (une mort à la Stroheim, implacable
et sordide, emportait le personnage) qui, chez Hans Christian
Andersen, a par exemple donné le conte de La petite
Marchande d’allumettes (une allumette craquée pour
quelques secondes de combustion de vie et de rêve chaleureusement
entremêlés, jusqu’à ce que la boîte
soit vide, synonyme d’une mort victorieuse après avoir
été tant repoussée)qu’évidemment
le cinéaste ne pouvait pas ne pas avoir lu (il en réalisa
une lecture personnelle avec La Fille aux allumettes
en 1989, l’un de ses plus beaux films). Juha consignait
alors jusque dans sa forme même (image en noir et blanc
et bande-son quasi muette), via l’énième adaptation
du classique parmi les classiques de la littérature finlandaise
de Juhani Aho (Mauritz Stiller en fit une adaptation cinématographique
en 1921 intitulée Johan à travers les rapides),
la conclusion d’un cycle. Le sursis prit donc fin au moment
où le cinéaste joua à fond le rôle
du fidèle adaptateur (du gentil toutou si l’on veut puisqu’il
aime tant les chiens et la fidélité qu’ils incarnent,
et dire cela n’a strictement rien de péjoratif) dont
le réel talent fut de vérifier l’actualité/acuité
du récit de Aho, de voir s’il marchait toujours même
plongé dans un régime représentatif contemporain,
comme de boucler (le cercueil d’)un siècle de cinéma.
L’Homme sans passé
conte dorénavant l’histoire d’un retour, plus précisément
d’une résurrection, orientant probablement le cinéma
de Kaurismäki vers une nouvelle direction. Résurrection
qui trouve ici son idéal contrepoint dans la figure de
l’amnésie qui frappe le héros à la suite
de son agression (il recouvrira la mémoire en fin de
film) et qui accuse une pluralité de niveaux de sens,
comme on commence à s’en rendre compte. Du passé
faisons table rase comme le dit un vers de L’Internationale
de Jean Pottier. Autrement dit : il y a bien un passé
(celui de la crise domestique et du chômage pour M.),
il y a bien un présent qui ne cesse de durer (celui de
la misère des laissés-pour-compte du capitalisme)
mais cela ne doit pas empêcher d’aller de l’avant. La
perversité du dispositif de Juha était
justement de montrer la rigoureuse inutilité, voire la
vanité du strict retour des formes, telles quelles, d’un
cinéma muet bel et bien achevé mais dont les leçons
(ce que Paul Virilio nomme " le grand héritage ")
attendent d’être toujours entièrement tirées,
vanités conjointes de celle du protagoniste du film dans
son refus archaïque et tragique de toute modernité
(l’émancipation de sa femme et son départ à
la ville, même si cela prenait la forme la pire de l’exploitation
- la prostitution). En ce sens l’amnésie ici ne sera
donc pas l’opérateur d’un passé à rattraper,
d’un retard à combler ou d’un sursis dont il faudrait
jouir avant qu’il ne cesse, mais la possibilité accomplie
pour un être de se refaire en mieux.
Histoire exemplaire. C’est d’ailleurs
l’exemplarité du récit qui touche le plus dans
L’homme sans passé : sa (relative) linéarité
n’a de sens que pour la rectitude qu’elle implique et pour la
mise en valeur de ce seul souci, celui de toucher en plein cœur
de l’expérience humaine. L’identification ne s’effectue
alors que là, non pas grâce à la facilité
d’une expressivité dans le jeu des acteurs dont le cinéaste
s’est toujours prémuni à juste titre, mais dans
la reconnaissance émue que ce qui se trame là
nous interpelle, nous concerne, nous regarde. Un peu comme dans
Le Pianiste de Roman Polanski dans lequel on peut aussi
trouver des échos insistants de la philosophie d’Emmanuel
Levinas basée sur la nécessité de poser
autrui comme lien qui me reconduit (quand je n’y suis pas ou
plus) au monde. Le héros kaurismäkien (dé)choie
souvent, mais pour toujours se relever (et ce redressement semble
conquis et définitif au vu de L’Homme sans passé).
S’il plie, comme le dit une fable célèbre de La
Fontaine, il ne rompt pas. La droiture, et physique et morale,
l’une ne marchant pas sans l’autre, c’est aussi le réel
sujet de films aussi différents que leur importance est
indéniable : Ouvriers, Paysans de Jean-Marie
Straub et Danièle Huillet, Highway de Sergueï
Dvortsevoy, Le Bassin de J.W. de João Cesar Monteiro,
Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira.
Conséquence : le
sujet moral du cinéma physique de Kaurismäki (qui
pourrait prendre pour titre entier le couple paradigmatique
que proposait Simone Weil et dont la tension règne
partout chez lui : La Pesanteur et la Grâce)
a naguère été, est encore et sera toujours
la dignité. Quelle que soit la réussite de son
expression, de ses réalisations. Cette esthétique
du maigre, du peu, du chiche (à prendre également
dans le sens de " et si " : et si
représenter un fragment dérivant de la misère
humaine occidentale - un bidonville à Helsinki -, bien
évidemment dégraissé du misérabilisme
qui est intrinsèque au sujet, pouvait nous réconcilier
avec le monde et, pourquoi pas, avec l’idée de bonheur
sur terre ? Chiche ?) noue une foncière solidarité
entre un film comme " trouvé à la
ferraille " (Jean-Luc Godard) et des bouts d’humanité
en train de se bricoler des jointures de (sur)vie.