Ce rafistolage est tout autant induit
par le métier de M. (il réalise qu’il a été
soudeur) qu’il appartient à l’univers d’un homme encombré
d’objets hétéroclites et improbables (voir ou
revoir sur ce point le documentaire que Guy Girard a consacré
en 2000 à Kaurismäki pour la série Cinéastes
de notre temps,mais également Tiens ton
foulard Tatiana et son héros, un garagiste à
la Godard) et admiratif jusque au bout des ongles du cinéma
de Robert Bresson (" Ce qui se passe dans les jointures "
insistait ce dernier dans ses Notes sur le cinématographe,
Gallimard, Folio, 1988, p. 30). Rafistolage, résurrection,
amnésie : le cinéma de Kaurismäki, à
l’instar de celui de Resnais, Duras, Garrel, Suwa, à
l’image de tout le cinéma moderne, vient ontologiquement
après coup. Après l’explosion, la mort, l’oubli :
chaque plan kaurismäkien inscrit dans le fragment d’espace
ainsi élu par le découpage un présent mat
et lourd d’une onde de choc qui dure encore (l’après
seconde Guerre mondiale, l’épuisement des idéologies
révolutionnaires, la crise économique), un manque
ou une absence qu’il ne semble pas pouvoir seul formuler ou
combler. D’où le statisme et le mutisme généralisés
dans son œuvre.
Cette reconquête, même
malingre, même ténue, d’une intégrité
(physique, morale, sociale, politique, artistique) bafouée
ou brisée prend donc dans L’Homme sans passé
la forme d’une amnésie temporaire. Celle-ci possède
au moins trois significations différentes et complémentaires
dans le film :
Diégétiquement d’abord
: si le film emprunte
certains de ses éléments figuratifs aux codes
du film noir (le costume lamé du héros, le hold-up
à la carabine, le suspens identitaire, l’avis de recherche,
les ruelles sombres et mal famées, mais aussi des bandages
et un plan en caméra subjective qui clignent explicitement
de l’œil du côté des Passagers de la Nuit
de Delmer Daves avec Humphrey Bogart), il se pose aussi comme
l’antithèse de ce type de film (par exemple Somewhere
in the night de Joseph Mankiewicz et sa quête échevelée
du recouvrement d’une mémoire traumatisée par
la guerre et ouvrant directement sur une perception bergsonienne
du temps). Premier décalage opéré subtilement
par le film (et il y en a d’autres) : cette amnésie
n’appelle à sa suite ni poursuite ni corrélativement
suspens, Kaurismäki n’étant fondamentalement pas
un cinéaste de l’action mais plutôt de la dédramatisation
(même si son film implique forcément, en tant que
mise en scène d’un récit, une dramaturgie concrète).
On a parlé d’ontologie plus haut et pour parler comme
Jean-Paul Sartre, chez le cinéaste finlandais, l’existence
précède l’essence. Prédomine l’être-là
plutôt que l’Idée.
Politiquement ensuite
: on imagine très bien (la stratégie est
identique en France ou aux Etats-Unis) que les autorités
finlandaises ont volontairement tiré un trait sur
ce pan d’humanité que filme le cinéaste, comme
échoué au bord de l’eau lourde des ravages
du capitalisme, chômage hier (Au loin s’en vont
les nuages), paupérisation aujourd’hui. Et le
constat est déjà ancien : " La
privation de travail, en même temps qu’elle constitue
pour le chômeur une régression sociale, engendre,
au bout d’un certain temps, " une sorte d’intoxication "
qui exige une complète réadaptation. La privation
prolongée du travail est véritablement une
menace pour la santé mentale de l’individu "
(Georges Friedmann, Le Travail en miettes, Gallimard,
coll. Idées, 1964, p. 234). La dédramatisation
vaut également pour l’orientation de la logique représentative
à l’œuvre dans le film : questionner moins cette
réalité que le regard que l’on porte sur elle.
Deuxième décalage : la nécessité
de la stylisation kaurismäkienne, induisant une distanciation
synonyme de décence et de pudeur, n’entre en conflit
avec ses propres principes de frontalité et de sèche
exposition que pour pouvoir produire un axe de vision en
biais ressortissant autant de la visibilité originale
de ce monde que de notre perception schématique de
celui-ci.
Artistiquement enfin
: on avait fini par oublier Kaurismäki lui-même
et de le compter parmi les plus grands cinéastes
contemporains vivants (Juha n’avait guère
attiré l’attention, ou alors de pure politesse).
Revenant de l’oubli dans lequel l’avaient cantonné
son silence (presque quatre ans et quelques velléités
de suicide évaporées dans l’alcool) et l’industrie
cinématographique (une distribution au compte-goutte),
son cinéma têtu et tenace, borné et
solitaire, reparaît pour nous dire que son horizon
de toujours, L’homme sans passé en atteste,
est celui de l’utopie communautaire. Et l’air fordien que
le film arbore en fait un vague cousin, finlandais et contemporain,
des Raisins de la Colère.