Annuaire boutique
Librairie Lis-Voir
PriceMinister
Amazon
Fnac

     

 

 

 

 

 
  L'Homme sans passé (c) D.R.

Et ce rêve d’un être-ensemble, justement récompensé (par " les professionnels de la profession ") d’un Grand Prix et d’un Prix de l’interprétation féminine à Cannes à l’égérie Kati Outinen, probablement suivi d’une bonne carrière commerciale, est assez réjouissant. " Il arrive encore souvent que les petites gens se lèvent de table rassasiés. Ils y arrivent parfois, tout au plus, et difficilement " (Ernst Bloch, op. cit.) Le succès permettra peut-être enfin à Kaurismäki, après vingt ans de résistance à bricoler un peu de cinéma dans son coin, d’être pour une fois rassasié, lui qui s’applique tant pour chaque film à mettre en scène de chiches repas comme s’il s’agissait là de plantureux festins. Il pourrait alors commencer à ressembler à Claude Chabrol si, d’avoir connu la faim et de continuer à boire, on ne s’en remet peut-être jamais : " Mais celui qui touche un maigre salaire n’échappe jamais au calcul et il fait rarement des bonds " (Ernst Bloch, op. cit). D’être à nouveau vivant et prêt au combat plutôt que sursitaire d’une existence dont de toute façon on a déjà été dépossédé, c’est privilégier l’instant pointu et décisif (le " kairos " comme dirait Giorgio Agamben) à la viscosité de la durée. A y regarder de plus près finalement, ce tabassage est paradoxalement une manne pour le héros. Et la douce pluie qui mouille ses vêtements permet aussi à son modeste potager de se fortifier.

On notera en conséquence que la mise en scène kaurismäkienne semble s’être désormais assouplie, relâchée, désamidonnée (après cette cure de rigueur que fut Juha). Plus cool, elle ouvre grand ses plans aux espaces clairs et ouverts (ce n’est pas encore du cinémascope, mais on y vient) ; elle laisse traîner ces mêmes plans au gré de quelques travellings au bord de l’eau (parfois tournés à la steady-cam), les agrémentant de furtifs fondus au noir et de recadrages discrets qui adoucissent les jointures prévues par le découpage. Cette mise en scène demeure malgré tout profondément vissée sur trois ou quatre principes de fer et invariants :

Choses secrètes (c) D.R.

- un statisme des postures et des scènes délibérément anti-naturalistes (comme on le dit très clairement dans le film, " l’école dramatique, c’est en face !"), qui déplait au public français lorsque le cinéaste l’est aussi (Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau) mais l’amuse, éloignement géographique oblige, lorsque le cinéaste est finlandais (c’est aussi la limite d’un art qui veut, comme d’ailleurs les derniers films de Shohei Imamura, faire œuvre populaire : le pittoresque),

- une colorisation pastel, à la Douglas Sirk, des espaces du quotidien soumis à une théâtralité de pure cinéma, volontairement artificielle,

- une poétisation souvent loufoque des dialogues (entre le surréalisme et la langue fleurie de Queneau) dont l’énonciation monocorde et vive (presque à la Howard Hawks) camoufle intelligemment la surprise que constitue un tel texte déclamé dans de telles situations (Kaurismäki ne capitalise pas sur ses dons d’auteur). A ce propos, Charles Tesson parlait très justement dans sa critique de Au loin s’en vont les nuages d’une forme originale d’" humour syncopée " (Cinémathèque n°11, 1997, p.04 à 15).


  Le Singe (c) D.R.

Kaurismäki ménage ainsi et de mieux en mieux au sein de chaque séquence de son film une triple approche simultanée (aucune n’empiétant sur l’autre puisqu’elles sont indissociables, toutes fondues dans le même regard, celui du metteur en scène). A savoir un comique à froid du genre de Buster Keaton (à équidistance du cinéma de Kaurismäki, nous trouverons donc celui de Takeshi Kitano et celui d’Elia Suleiman), un lyrisme inspiré des mélodrames de Douglas Sirk mais tenu sur un mode mineur et plus discret (bien que la bande son soit comme souvent, sur le versant musical, abondante), enfin une opération de réduction minimaliste et d’abstraction découlant directement de l’œuvre de Robert Bresson, on l’a dit, mais aussi de Yasujiro Ozu (clin d’œil : M. mange japonais dans un des derniers plans du film). Ce qui a pu influencer Akhtan Abdykalikov pour son film Le Singe. Autre clin d’œil ? : M. croise sur un chantier des ouvriers kirghizes, Kaurismäki reconnaissant ainsi chez Abdykalikov ce que ce dernier a précédemment reconnu chez lui.