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L'Homme sans passé (c) D.R.
Et tout cela donc pour produire quoi, si ce n’est un épuisement sensible du sens commun que chaque scène contient potentiellement. C’est le jeu conscient que pratique le cinéaste avec le spectateur, s’amusant des décalages (productifs d’un sens, d’une vue inédite) sur les attendus clichés portant sur la misère et sur les archétypes constituant l’ossature de référence des films de genre dont il emprunte sciemment, en les détournant pour les agencer à sa façon, nombre d’éléments. Le sens commun, épuisé par la mise en scène kaurismäkienne qui par l’entremise de ses personnages lance des propositions là où nous n’attendions que de pâles confirmations, tombe à l’égal des corps kaurismäkiens pour que se lève, à l’instar de l’esthétique rossellinienne, une autre image littéralement inattendue, forcément surprenante.

Dénuder la misère sociale et lui proposer d’autres vêtements pour qu’elle apparaisse comme jamais auparavant, digne sans cesser d’être révoltante, mais aussi représenter un amour " at first sight " auquel on ne peut pas ne pas croire et auquel le cinéaste donne tout son crédit (en redonnant à ce terme son sens initial de " credo " : c’est à la question de la croyance dans la représentation que s’attache L’Homme sans passé) parce que le cinéaste dit à nouveau, à demi mot, à celle qu’il filme (Kati Outinen) qu’il l’aime, c’est à la fois permettre :

  L'Homme invisible (c) D.R.

- que l’on puisse voir cette pauvreté ou cet amour, tous deux filmés avec les mêmes moyens et une égalité de traitement qui force le respect, tels qu’ils sont (on a déjà signalé le caractère ontologique du cinéma kaurismäkien, on le répète : n’existe chez lui que ce qui est, à un point présent – le plan – d’un temps qui dure, temps de la douleur et de l’épuisement), c’est-à-dire tels qu’on ne les avait jamais vus ;

- et que la nouvelle image obtenue, image ayant fait peau neuve, puisse mettre à jour les structures sociales répressives qui ruinent la solidité des sentiments et entretiennent la misère plutôt qu’ils ne la combattent (Armée du Salut et ANPE comprises, mais bien sûr aussi les banques et les entreprises poussées à la faillite qui produisent une précarisation de longue durée, crime qui profite aux sociétés de gardiennage, police privée n’avouant jamais son nom). Kaurismäki n’est donc absolument pas un idéaliste éthéré mais un réaliste forcené qui donne du style (la connaissance intellectuelle) au regard (la connaissance perceptuelle) qu’il a et qu’il nous donne sur le réel.

" Pour peu qu’on ne se laisse pas arrêter par l’aspect extérieur, mais qu’on pénètre dans les ruelles ou la cour d’un bidonville, on aperçoit immédiatement les signes d’une activité humaine organisée (…) Contrairement à une opinion aussi fausse que répandue, le bidonville n’est pas un tas de baraques informes et indignes de l’homme " (Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, Coll. Références de l’ethnographie, 2002, p. 61). C’est, croit-on, un peuple émietté, déclassé, déporté en bordure du pôle industriel du pays (constat de L’Homme sans passé : la classe ouvrière de Shadows in Paradise n’est plus), sans récit ni chanson (autre constat : La Vie de Bohème ne semble même plus permise), sans théâtre ni bal, sans style ni image autre que l’odieux discours d’une charité qui s’enquiert davantage de ce qu’elle veut, fait et contrôle plutôt que de ceux qui en font les frais (leur misère est la même, c’est juste que la mort est un peu plus longue à venir). Et ce peuple se voit restauré (dans) ses droits, via l’action du personnage au cœur du bidonville dans l’espace diégétique du film, et via la mise en scène du cinéaste dans l’espace esthétique qu’il a circonscrit pour son film. Celui de vivre et d’être heureux : la joie est le carburant nécessaire pour des lendemains qui, pour sûr, chanteront.

Aki Kaurismaki (c) D.R.

Cette image restaurée après avoir été laminée par la coercition administrative (voir la scène hilarante, vaguement kafkaïenne, de l’avocat au commissariat) est à l’instar du juke-box récupéré dans une décharge par le placide M. Remarquons qu’il est un M. de moins en moins maudit puisque L’Homme sans passé fait doublement référence au film de Fritz Lang et à l’univers marxiste et stylisé de Bertolt Brecht dont la verve sociale et distanciée avait justement influencé ce dernier pour M le maudit. Cette image est pour, est celle d’un peuple recomposé (le protagoniste fait d’ailleurs moins penser à L’Homme invisible de James Whale qu’à la créature de Frankenstein, filmée également par Whale). Et elle n’a rien à voir avec une quelconque transcendance impliquant soumission et servilité à un pouvoir et une vérité située au-delà et sur lesquels nous n’avons aucune prise (significativement, l’Armée du Salut se met à chanter pour le plaisir de tous des tubes rocks tombés en désuétude) mais est elle-même, comme le distinguait parfaitement Ernst Bloch, transcendante (et donc non transcendantale). C’est-à-dire signifiant cette révolte qui dynamise l’homme afin de lui éclairer les raisons de ce qui le mine en lui ouvrant les portes du possible et du futur.