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Quel est donc exactement
ce petit peuple intrigant qui s’agite dans Play Time
et qui n’a plus rien des communautés banlieusardes
ou villageoises des films précédents, " foule
solitaire " (Guy Debord) pas immédiatement
reconnaissable, et dont le cinéaste règle dans
son film, selon le bon mot de Von Sternberg, la circulation
? L’espèce humaine elle-même, simulant sur l’air
enjoué du défilé de mode, en continue
représentation d’elle-même, un modèle
d’humanisme sans perte ni déchet (de type donc humanoïde).
" Les inculpabilisables dansent " (Milan
Kundera). Ce que nous sommes, spectateurs, en regardant le
film ? Un souvenir nostalgique, amusé (souligné
par les ritournelles naïves chères à Tati
et composées ici par Francis Lemarque et Dave Stein)
et à peine ému que traînent loin derrière
elles les figur(in)es du film, types modélisés
et sérialisés, catégories normatives
(la secrétaire, le vendeur, le patron, l’employé,
etc.), c’est-à-dire la miniaturisation de ce qui n’existe
peut-être déjà plus. Soit du corps auquel
se substitue une image hygiéniste de celui-ci expurgé
de ses organes, lavé de toute personnalité.
Soit des affects dévoyés en nécessités
fallacieuses de consommer pour signifier son être-au-monde,
son appartenance à celui-ci, son entière adhésion
à ses logiques marchandes. Soit des pulsions neutralisées
par les logiques amorphes d’environnements atones et gris,
sans plus aucun dehors ou bien alors rabattant tout le dehors
sur eux-mêmes, n’en conservant que l’image cliché
qui brillera une nouvelle fois sur les vitres des grands magasins :
le monde réduit à la carte postale des monuments
incontournables du tourisme planétaire.
Paris, capitale du XXIe siècle, Babel moderne et sans
Dieu dont Tati est le Breughel, n’est qu’un accélérateur
économique de particules infra-humaines, la super-structure
de consommation comme fin du fin de la transcendance et qui
se croit éternelle. " [Le] pouvoir que [le
système industriel] exerce sur la croyance sociale
(…) est parvenue, tacitement à dissiper l’idée
qu’il est un phénomène transitoire "
(John Kenneth Galbraith, Le Nouvel Etat industriel,
NRF Gallimard, 1974, p. 410).
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Ce qui est à
l’œuvre dans Play Time est l’intégration psychologique
des principes marchands d’objectivation : ici tout se
vaut, " l’hyper-marchandise " (Jean Baudrillard)
règne jusque dans son annexion totalitaire de corps
devenus pièces interchangeables. En conséquence
il ne saurait y avoir de subjectivité susceptible de
se dégager et de faire trace. D’où la nécessité
de l’existence singulière à l’écran de
Hulot / Tati, sans arrêt refoulé en périphérie
des cadres fortement centrés, en bordure des scènes
qui se veulent les lieux de l’essentiel que Tati metteur en
scène élabore à l’opposé du geste
chaplininien qui était de ramener au centre le personnage
de Charlot qui prenait facilement la tangente. C’est le film
en son entier qui montre sans trembler un ordre coercitif,
intériorisé et auto-régulé qui
tente de se débarrasser des êtres qui lui paraissent
improductifs (Hulot déjà vidé dans Mon
Oncle le sera aussi dans Trafic : ici, il
ne décrochera jamais l’emploi pour lequel il avait
postulé).
Mais c’est aussi une cohorte de doubles de Hulot qui à
la fois affadit inévitablement en se multipliant à
l’écran l’excentricité et l’originalité
du seul Hulot connu jusqu’à présent comme aussi
elle souligne le vœu tatien de ne plus simplement se concentrer
sur un personnage devenu mythique mais de voir le monde entier
comme une industrie (de moins en moins consciente de son caractère
dérisoire qui donne matière à du risible)
de production de gags en série. Cette dispersion du
même (1) affectant la figure de Hulot a pour
effet direct de brouiller les possibilités pour que
ce dernier puisse marquer de son indélébile
empreinte un tel univers concentrationnaire dont l’idéal
villageois (même globalisant selon le mot célèbre
de Marshall MacLuhan) et technicisé à l’extrême
se signale par l’infinité de sa mesquinerie. Seule
la petitesse a des chances de grandir ici ; c’est la
même indéfectible frilosité qui facilite
d’autant mieux le travail de lustrage et de brillance décrété
par le système.
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