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Deux gags figurent
par leur classicisme le négatif de toute l’entreprise
tatienne. Quand Hulot tombe (la chute, base du burlesque et
du rire selon Bergson) pendant la séquence du Royal
Garden, l’écran est si saturé de signes, est
si zébré de turbulence qu’on ne le remarque
même pas (ou alors cela ne fait pas vraiment rire) ;
de plus l’assiette et le verre d’alcool qu’il tenait entre
les mains gardent leur contenu malgré la chute. Lorsque
des ouvriers essaient de pousser dans un immeuble une cloison
amovible, d’autres ouvriers en bas de la scène se fichent
d’eux en mimant pour quelques secondes un orchestre de jazz.
Ces ouvriers-là sont sûrement les enfants farceurs
de Mon Oncle qui ont grandi : ils incarnent, à
l’instar de tel serveur ou de tel client, la survivance résiduelle
d’une volonté fantaisiste (celle simplement de faire
des images autres que celles qu’on nous propose) qui a fui
le monde quand ce monde-ci a progressé de plus en plus
vers un ridicule qu’il faut bien qualifier de consommé.
Au sinon, personne ne s’esclaffe dans le film des travers,
gaffes ou bizarreries que nous sommes certains d’apercevoir
et qui nous font rire. Le ratage même, passage obligé
du classicisme burlesque, n’a plus cours ici : tout réussit,
tout communique, le rire n’étant que la tentation d’un
possible.
Notre joie est foncièrement seule, elle est le signe
qu’elle a été amortie puis résorbée
de cette société-là, nous devenons nous-mêmes
le signe joyeux d’une résistance à ne pas nous
laisser absorber par de tels régimes qui nous font
miroiter un gain quand ils omettent toujours volontairement
la perte consubstantielle qui suit comme un ombre celui-ci.
Nous sommes le monde qui précède le monde
représenté dans Play Time. Nous sommes
ce monde qui, programmatiquement, cèdera sa
place. Nous sommes l’ancien monde et peut-être ne sommes-nous
pas tout à fait prêt pour passer, même
progressivement, au suivant. Qu’est-ce alors donc qui progresse
dans Play Time ? De la ligne droite des buildings
à la circularité finale des trajets automobiles
(c’est comme si Tati partait, en terme de peinture, de Mondrian
pour aboutir à Delaunay), du gris aluminium aux couleurs
acidulées et pétillantes des dernières
séquences, on aura compris que c’est du pareil au même :
le cercle souligne bien les rapports cycliques entretenus
par une société de consommation qui ne veille
qu’à opérer dans un faux présent déshistoricisé
le retour des mêmes schémas (d’exploitation,
de domination, de production), les couleurs révèlent
leur caractère artificiel : celui de faire " plus
vrai " quand le vrai a définitivement laissé
le champ libre à des simulacres de lui-même.
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Bienvenue dans l’ère
de " l’hyper-réalité " (Jean
Baudrillard) qui a fait son deuil heureux des anciens référents
réels du monde au bénéfice de ses images.
On aura saisi qu’il n’y a point ici de nostalgie, mais comme
le disait Serge Daney il y a l’œuvre dans Play Time
une " mélancolie active du présent ",
celle que contient ce brin de muguet final et qui renvoie
au scénario tatien par excellence (la rencontre in
extremis, ce qui arrive malgré tout à passer,
à être raccordé presque en contrebande
– en cela Tati se distingue d’un cinéaste tel Jacques
Demy qui n’a pas cessé de montrer que le bonheur est
une chose toujours, frêle, frôlée, jamais
possédée, réel mais en l’état
virtuel) comme à la classe ouvrière toute entière
à laquelle le film implicitement est dédiée,
à l’origine d’une société d’abondance
(sa totale exploitation) dont elle jouit si peu (sa faible
part dans le jeu de la consommation).
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