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  Jacques Tati (c) D.R.

Deux gags figurent par leur classicisme le négatif de toute l’entreprise tatienne. Quand Hulot tombe (la chute, base du burlesque et du rire selon Bergson) pendant la séquence du Royal Garden, l’écran est si saturé de signes, est si zébré de turbulence qu’on ne le remarque même pas (ou alors cela ne fait pas vraiment rire) ; de plus l’assiette et le verre d’alcool qu’il tenait entre les mains gardent leur contenu malgré la chute. Lorsque des ouvriers essaient de pousser dans un immeuble une cloison amovible, d’autres ouvriers en bas de la scène se fichent d’eux en mimant pour quelques secondes un orchestre de jazz. Ces ouvriers-là sont sûrement les enfants farceurs de Mon Oncle qui ont grandi : ils incarnent, à l’instar de tel serveur ou de tel client, la survivance résiduelle d’une volonté fantaisiste (celle simplement de faire des images autres que celles qu’on nous propose) qui a fui le monde quand ce monde-ci a progressé de plus en plus vers un ridicule qu’il faut bien qualifier de consommé. Au sinon, personne ne s’esclaffe dans le film des travers, gaffes ou bizarreries que nous sommes certains d’apercevoir et qui nous font rire. Le ratage même, passage obligé du classicisme burlesque, n’a plus cours ici : tout réussit, tout communique, le rire n’étant que la tentation d’un possible.

Notre joie est foncièrement seule, elle est le signe qu’elle a été amortie puis résorbée de cette société-là, nous devenons nous-mêmes le signe joyeux d’une résistance à ne pas nous laisser absorber par de tels régimes qui nous font miroiter un gain quand ils omettent toujours volontairement la perte consubstantielle qui suit comme un ombre celui-ci. Nous sommes le monde qui précède le monde représenté dans Play Time. Nous sommes ce monde qui, programmatiquement, cèdera sa place. Nous sommes l’ancien monde et peut-être ne sommes-nous pas tout à fait prêt pour passer, même progressivement, au suivant. Qu’est-ce alors donc qui progresse dans Play Time ? De la ligne droite des buildings à la circularité finale des trajets automobiles (c’est comme si Tati partait, en terme de peinture, de Mondrian pour aboutir à Delaunay), du gris aluminium aux couleurs acidulées et pétillantes des dernières séquences, on aura compris que c’est du pareil au même : le cercle souligne bien les rapports cycliques entretenus par une société de consommation qui ne veille qu’à opérer dans un faux présent déshistoricisé le retour des mêmes schémas (d’exploitation, de domination, de production), les couleurs révèlent leur caractère artificiel : celui de faire " plus vrai " quand le vrai a définitivement laissé le champ libre à des simulacres de lui-même.

Mon Oncle (c) D.R.

Bienvenue dans l’ère de " l’hyper-réalité " (Jean Baudrillard) qui a fait son deuil heureux des anciens référents réels du monde au bénéfice de ses images. On aura saisi qu’il n’y a point ici de nostalgie, mais comme le disait Serge Daney il y a l’œuvre dans Play Time une " mélancolie active du présent ", celle que contient ce brin de muguet final et qui renvoie au scénario tatien par excellence (la rencontre in extremis, ce qui arrive malgré tout à passer, à être raccordé presque en contrebande – en cela Tati se distingue d’un cinéaste tel Jacques Demy qui n’a pas cessé de montrer que le bonheur est une chose toujours, frêle, frôlée, jamais possédée, réel mais en l’état virtuel) comme à la classe ouvrière toute entière à laquelle le film implicitement est dédiée, à l’origine d’une société d’abondance (sa totale exploitation) dont elle jouit si peu (sa faible part dans le jeu de la consommation).