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  Lee Kang-Sheng (c) D.R.

Les liens qui unissaient François Truffaut à Jean-Pierre Léaud, bien que très forts, n’avaient certainement rien à voir avec ceux de Tsai Ming-Liang et Lee Kang-Sheng. Ils étaient limités à un cadre particulier. Ils ne prenaient pleinement sens que sur la pellicule. Le cinéma est un prolongement de la relation de Tsai Ming Liang à Lee Kang-Sheng. « Mon cinéma est aussi celui de Hsiao Kang », note le réalisateur dans le dossier de presse de Et là-bas…Ce qui se passe entre ces deux êtres depuis maintenant une dizaine d’années semble être tout aussi intense en dehors que sur le plateau de tournage.

Il apparaîtrait plus juste de dire que ce sont tous les autres comédiens dont Tsai Ming-Liang s’est entouré à ce jour, que l’on retrouve comme Lee Kang-Sheng systématiquement dans chacun de ses films, qui pourraient constituer son Antoine Doinel. Ils restituent à eux tous, de façon allusive, au gré de ses scénarios, ce qui correspond, peut-être, à la vision du monde du réalisateur, à ce qu’il est. A ceci près qu’il n’y a pas d’être unique chez Tsai Ming-Liang. Bien que profondément isolé, chaque personnage est indissociable de tous les autres. Et ces vies réunies constituent un tout. Mêlées aux objets et aux choses qui les entourent, elles s’enchevêtrent les unes dans les autres (1)


…le décès de son père…

Et là-bas quelle heure est-il ? (c) D.R.

Et là-bas…s’ouvre sur un plan fixe, très long. Miao Tien, le père, est dans la salle à manger. Il vide le contenu d’une cocotte à vapeur (des pâtes molles) dans une assiette. Il appelle son fils qui est peut-être dans la chambre à côté, qui ne viendra pas. Il allume une cigarette, tire quelques bouffées puis passe sur le balcon. Il déplace une plante verte d’un geste élégant et mesuré. Il fixe l’horizon. Dans le plan suivant, on apprend qu’il est mort.

Jamais le parcours de toute une vie, la fragilité de l’existence n’ont été restitués sur un écran avec autant de simplicité, de force, d’éloquence.


…Shiang-Chyi…

Jusqu’à présent, Tsai Ming-Liang n’avait jamais cherché à se mettre en scène dans ses films (2). C’est le cas dans Et Là-bas…Le personnage de Chen Shiang-Chyi, la jeune touriste solitaire visitant la capitale française, unie un bref instant à une de ses compatriotes (encore un effet de miroir), est l’incarnation à l’écran de Tsai Ming-Liang. A travers ce portrait qui est une confession par personne interposée, il communique avec son père mort en 1992. Et là-bas… lui est dédié. La démarche du réalisateur est justifiée par la nécessité. Elle est, en quelque sorte, une étape obligée de son parcours mystique. Pour accéder à l’au-delà, ne faut-il pas d’abord se libérer de soi-même ? Le film est aussi dédié au père de Lee Kang-Sheng décédé à la veille du tournage de The Hole en 1997.


…le retour de son mari défunt…

  Lee Kang-Sheng (c) D.R.

Un soir, alors que Hsiao Kang et sa mère préparent le dîner, un cafard surgit dans la cuisine (3), Hsiao Kang jette aussitôt le cafard dans l’aquarium situé dans la salle à manger. Le bocal nous est familier. Nous avons vu le père de Hsiao Kang, en chair et en os, le contempler sans le voir en fumant une cigarette, au début du film. Nous avons assisté, depuis, à une succession de repas qui se reflétaient dans ses vitres. « Et si c’était la réincarnation de ton père ? » s’exclame la mère tandis que le cafard s’enfonce dans l’eau. «Rappelle-toi les recommandations du maître. Tu ne dois tuer aucune créature vivante pendant quarante neufs jours », ajoute-t-elle encore sur un ton de reproche. Le cafard est gobé par un gros poisson (4). Hsiao Kang ne réagit pas. Il mange en silence. Le trouble s’insinue en nous. Si la mère avait dit vrai ?

A ce moment précis, nos repères volent en éclats. Le père de famille défunt, esprit en errance, s’est peut-être, en effet, transformé en cafard. Il vient peut-être, en effet, de se faire dévorer sous les yeux de sa femme, de son enfant, sous nos yeux. Il n’y a plus de limites à l’imagination. On s’interroge même sur la réalisation de ses images. Le doute est partout. Qu’est-ce que Tsai Ming-Liang a filmé ? Et l’on se surprend à penser un moment qu’effectivement le cafard disparu à jamais quelques instants plus tôt était peut-être, bel et bien, le fabuleux comédien Miao Tien.