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LES IMAGES DE LA REALITE

Ground Zero (c) D.R.

« Il y a cinquante ans, le grand homme d’Etat et poète sénégalais, Léopold Sédar Senghor, appelait le monde à venir au « rendez-vous du donner et du recevoir ». Les Américains savent ce qu’ils peuvent donner. Mais y a-t-il quelque chose qu’ils aimeraient recevoir ? » Immanuel Wallerstein in L’autre Amérique : les Américains contre l’état de guerre
La Discorde n°11, éd. Textuel, 2002, p. 179

Il y a au moins deux Ground Zero que 25th Hour de Spike Lee circonscrit intelligemment pour ensuite en croiser les occurrences. Celui qui donne son nom à l’absence des tours jumelles du World Trade Center détruites par un commando suicide dirigé par des sbires d’Oussama Ben Laden le 11 septembre 2001 et à partir duquel, dès le générique, le film de Lee prévoit d’inscrire les circonvolutions et les disparités de son récit. Et celui qu’indique le titre même, cette vingt-cinquième heure signifiant pour le protagoniste, Montgomery Brogan (Edward Norton), que sa peine de sept ans de prison pour trafic de drogue est exécutoire à cette date. On ajoutera un troisième Ground Zero, celui qui voit le cinéaste lui-même réévaluer sa manière et ses précédents discours, en examiner les failles idéologiques, comme s’il s’agissait pour lui, en cela très proche de son personnage, de repartir de zéro en faisant le tour des actions passées soumis au tamis d’un relativisme criticiste, de remettre les pendules à l’heure du nouveau méridien, celui du 11 septembre. La Jungle Fever est bel et bien retombée.

C’est donc en logeant trois types de vide au cœur de son projet cinématographique, d’une part les ruines encore fumantes de l’attentat perpétré par les terroristes de Al-Quaida, d’autre part ce hors-champ temporel que sera la prison et sur laquelle spéculent Monty et ses proches, enfin les sautes et faux-raccords que le cinéaste multiplient dans son régime filmique, que 25th Hour peut prétendre légitimement à être une entreprise de reconsidération généralisée de soi et du monde alentour. Si Lee a tendance à délayer, notamment en ce qui concerne la fin de son film, à ajouter couche psychologique sur couche existentielle, à tirer sur toutes lignes d’un récit dont on sent bien qu’il cherche à en épuiser toutes les ressources intelligibles (cette même peur que l’on trouve chez Sean Penn et qui alourdit aussi ses films, celle de ne pas en avoir suffisamment dit), c’est qu’il est animé du beau souci de confronter tous les discours en présence sans jamais sombrer dans une saturation de ceux-ci due justement à leur confrontation et qui les renverraient tous dans une inanité démissionnaire pour le cinéaste.

  25th Hour (c) D.R.

La confrontation est un beau sujet, et il n’en est pas d’autre dans 25th Hour. C’est d’abord Monty qui veut recueillir un chien abandonné par ses propriétaires au bord d’une route alors que l’animal grogne sur tout ce qui tente de s’approcher de lui. C’est ensuite Monty toujours qui se livre, devant un miroir et dans une réminiscence de Taxi Driver (1978) de Martin Scorsese, à l’exercice un peu forcé mais politiquement incorrect et bien sûr célinien en diable de haine déversée à l’encontre de toutes les communautés composant la mosaïque new-yorkaise ainsi que de ses proches (7). C’est enfin son ami et prof de lettres Jacob (Philip Seymour Hoffman) auquel Monty remettra son chien avant de partir en prison et qui ne peut affronter du regard le désir que suscite chez lui une de ses étudiantes qui en retour le nargue de ses plus perverses minauderies. Mais c’est également Monty qui évite le regard de celle, Naturelle, avec qui il partage ses derniers moments de liberté, pensant à tort qu’elle l’a donné à la police. C’est enfin l’autre meilleur ami de Monty, trader (encore !) aux origines irlandaises à l’instar de ce dernier, au nom significatif de Slaughtery (le massacrant !) (8), qui jalouse maladivement l’amie de celui-ci et auquel Monty demandera de lui frapper le visage pour ne pas apparaître désirable pour les durs de la prison.

Le face à face est ce qui permet à Lee de saper par la base l’édifice consensuel grâce auquel aujourd’hui la guerre en Irak, la réduction des libertés individuelles due à la législation du Patriot Act et des budgets sociaux aux USA autorisée par la majorité conservatrice au Congrès sont légitimés. La grandiloquence de la musique de Terence Blanchard aux accents pompiers appuyés ne signifie peut-être pas autre chose que de perversement ruiner, d’incendier pour faire un facile jeu de mots cet édifice dont l’œcuménisme frelaté s’est substitué à l’arrogance capitaliste naguère symbolisée par les deux tours. La complexité de la pâte que malaxe Lee dans son film ne s’embarrasse d’aucun des clichés produits depuis vingt dernières années de cinéma hollywoodien (des séquences nocturnes entre copains à la Cassavetes aux scènes de crise conjugale ou familiale typiques d’un cinéma demandeur de psychodrames en tout genre jusqu’aux séquences avec la mafia russe qui rappellent lointainement Scorsese et que le cinéaste traite avec une sécheresse qui s’accorde avec la souveraineté de ton qu’il a adopté).